Nous publions ce dossier très complet, rédigé par K. S., à propos de la lutte des classes dans la Florence de la Renaissance. La lutte des classes est pour nous un objet d’analyse historique complexe, et des travaux comme celui-ci mettent en lumière les dynamiques de l’Histoire passée et présente des sociétés humaines.
☆
La lutte des classes, fille humaine des contradictions internes du mode de production, est l’énergie fondamentale qui transforme politiquement les sociétés : en somme, la force motrice de l’Histoire.
Si elle n’est pas toujours perceptible, dissimulée derrière les innombrables facteurs d’influence de la superstructure (sentiments d’appartenance ethnique, culturelle ou religieuse…), c’est bien elle, toujours elle, qui, selon un processus complexe de lutte des aspects contradictoires de la matière en mouvement, détermine en amont la conscience et le comportement des Hommes.
Irrémédiable, elle est source de tragédies autant qu’elle est émancipatrice. Si son étude historique est généralement périlleuse en raison des innombrables facteurs déterminants intermédiaires, elle tend néanmoins toujours à s’en émanciper : périodiquement, l’ire des opprimés devient telle que la lutte des classes phagocyte toutes les autres « causes », pour se manifester au grand jour. Cette concentration temporelle d’événements sociaux s’appelle la Révolution.
Ce phénomène fatal, implacable, terrifiant, qui sème la déchéance contre les « forts », et rend leur dignité aux « faibles », suscite tant chez ses témoins que chez ses acteurs, soit amour et espérance, soit haine et terreur, mais à tous, elle inspire crainte et fascination.
Beaucoup connaissent les grandes révolutions contemporaines, en France au XVIIIe, en Chine au XIXe (Taïping), en Russie et à nouveau en Chine au XXe siècle. Moins savent que l’idée communiste, via ses diverses variantes socialistes, fut cultivée par les Hommes à nombre reprises bien avant son principal concepteur théorique, Karl Marx.
Ces vieilles aspirations débouchèrent sur des soulèvements populaires qui remontent des siècles avant l’ère industrielle et la naissance du prolétariat en tant que groupe social capable de développer une conscience de classe. Ces éphémères révolutions, encore largement bourgeoises, étaient alors drapées de prétextes super-structurels, surtout religieux. Il n’en demeure pas moins que dans leur contexte, elles portèrent les germes d’un véritable bon en avant dans le processus du dépassement des contractions internes à la féodalité.
Parmi elles, trois sont singulières par leur nature éminemment révolutionnaires, cela dans la mesure où elles préfiguraient, davantage encore que toutes celles qui les précédaient, non-seulement les révoltes protestantes et paysannes en Europe au XVIe siècle, mais aussi l’essor de la conscience de classe prolétarienne.
Il s’agit des trois révolutions florentines de la Renaissance, échelonnées entre le Duecento, le Trecento et le Quattrocento, à savoir :
le Gouvernement du Premier « Popolo » en 1250
la révolte proto-prolétarienne des « Ciompi » en 1378
et la « théocratie » révolutionnaire de Savonarole 1494-1498.
Malgré leurs spécificités mutuelles (l’une est partisane, l’autre est franchement sociale, la dernière se revendique purement religieuse) et leurs issues désastreuses, ces trois orages, par-delà l’éphémère, révèlent alors l’efflorescence de l’émancipation populaire, les prémisses du « début de la fin » pour la féodalité en Europe.
Florence, la prestigieuse cité des arts, la ville de Dante, de Michel-Ange, de Léonard de Vinci, des Médicis et de Machiavel. Îlot moderne à l’âge médiéval, elle est le berceau et le cœur palpitant de la Renaissance en Europe.
Vers l’an Mil, pourtant, elle n’est qu’un simple bourg de Toscane baigné par l’Arno (nord de l’Italie centrale) au sein du gigantesque Saint-Empire.
Le 25 juin 1183, après une guerre de libération acharnée contre l’empereur Frédéric Barberousse, la Paix de Constance scelle la victoire des communes désormais autonomes d’Italie du Nord. C’est le début d’un processus qui conduira les cités italiennes de la vallée du Pô et des Apennins septentrionaux, telle que Florence, Pise, Venise et Gênes… à leur âge d’or.
Guerre entre guelfes-gibelins et « Governo del Primo Popolo » (Pré-Renaissance)
A la fin du XIIe siècle, la ville (25 000 habitants) entre ainsi dans une phase d’essor qui durera près de deux siècles. Elle s’organise alors -à l’instar de ses voisines- en république aristocratique, dominée par quelques grandes familles de patriciens, auxquelles s’ajoutent les nobles du Contado (comtés environnants progressivement conquis).
Néanmoins, durant la première moitié du XIIIe siècle, les cités italiennes souffrent encore des ambitions de l’Empereur et de la guerre qui l’oppose au Pape. Malgré le « péril tatar » à l’Est (ses osts orientaux sont décimés en Silésie et en Hongrie par les Mongols, qui repartent aussitôt), Frédéric II, le dernier des « grands » Hohenstaufen, s’acharne à récupérer le pouvoir de ses aïeuls sur l’Italie du Nord. En 1246, il chasse de Florence la faction des « guelfes » (pro-Pape, soutenus par la bourgeoisie au sens large), pour y placer ses pions « gibelins » (pro-Empereur, qui s’attirent les faveurs des grandes familles aristocratiques) avec à leur tête l’éminent patricien Farinata degli Uberti.
Quatre ans plus tard en 1250, la mort de l’empereur précipite la chute des gibelins : le « popolo », constituée de la grande et de la petite bourgeoisies (en somme, la majorité de la population florentine) se soulève massivement en faveur des guelfes. La famille Uberti s’exile.
Les guelfes, portés par les masses, participent à la fondation d’un gouvernement proto-bourgeois, véritable démocratie « capitaliste » embryonnaire : les grandes corporations des « Arte » (arts majeurs : association de marchands, d’artisans-manufacturiers et de changeurs-banquiers) imposent l’élection au poste exécutif d’un « capitano del popolo », d’origine étrangère pour transcender les conflits familiaux. Les lois du « capitaine du peuple » doivent être ratifiées par deux conseils :
le « Consiglio degli Anziani » (Conseil des Anciens, 12 membres élus par les « gonfalons » -ou « compagnies militaires »- sur une base territoriale
et le Conseil des Arts (24 élus des corporations).
Toujours sur fond de lutte sociale entre la bourgeoisie en plein essor et la vieille noblesse, la guerre entre guelfes et gibelins se poursuit les décennies suivantes : Uberti revient au pouvoir grâce au soutien de Sienne (cité rivale) et du fils de Frédéric II, le roi de Sicile Manfred Ier (bataille de Montaperti en 1260). En souvenir de la destruction antique de Carthage, la coalition des gibelins, voulant punir le peuple florentin pour son soutien aux guelfes, envisage sa destruction totale (évitée de justesse par Uberti, qui n’y avait pas d’intérêt personnel). Six ans plus tard, Manfred Ier (camp « Sicilien », en fait des Arabes et Allemands pro-Empire) est vaincu à son tour par le frère de Louis IX, le redoutable Charles d’Anjou (camp « Angevin », des Français, Provençaux et Italiens pro-Pape) à la bataille de Bénévent (1266), lequel s’empare alors de Naples. Les guelfes reviennent à Florence et rasent toutes les possessions gibelines, dessinant par-là même la célèbre Piazza della Signoria.
Cependant, les familles aristocratiques guelfes prennent leur distance avec les corporations, et récupèrent de facto le pouvoir sur la cité.
Mais de plus en plus jalousées à la fin du XIIIe siècle par la bourgeoisie en plein essor, celles-ci se fracturent à leur tour en deux factions rivales :
les « Noirs » du clan des Donati, liés à la papauté (Boniface VIII) et à l’élite florentine,
les « Blancs » du clan des Vieri dei Cerchi liés au « popolo » (grande et petite bourgeoisies, faction qui défend l’autonomie de la cité et comprend parmi ses membres le célèbre Dante en 1300).
Le 15 janvier 1293, l’un des leaders de la faction des « blancs », Giano della Bella, émet les « Ordonnances de justice du second peuple », qui déchoit de leurs privilèges politiques toutes les riches familles aristocratiques, cela en faveur du « Secondo popolo », agencé autour des corporations de métiers (grandes et petites bourgeoisies, avec banquiers, manufacturiers, artisans et commerçants). C’est un véritable coup d’État de la bourgeoisie contre la noblesse : dénonçant la nature belliqueuse des feudataires et autres chevaliers, ceux-ci sont exclus de tout pouvoir politique au profit des membres des Arts, les corporations de métiers de la ville.
Mais à l’orée du XIVe siècle, les « noirs » prennent leur revanche grâce à l’appui du Pape et de Charles de Valois (frère du roi de France). Tous les chefs « blancs » sont bannis, certains (comme Dante) sont condamnés au bûcher par contumace. Désormais, l’oligarchie des marchands devra jouer le rôle de médiateur entre la noblesse et les corporations des arts et métiers (« Arte »).
Mais les noirs s’affronteront ensuite entre-eux…
Après ces événements, Florence fonctionne toujours selon un système à mi-chemin entre aristocratie et démocratie proto-bourgeoise de cité : un podestat (sorte de maire) assure le pouvoir exécutif (gouvernement, administration, police) sous le contrôle du « capitaine du peuple », lui-même appuyé par le Conseil des Anciens (gonfalons). Ce dernier conseil constitue le pouvoir législatif, qu’il partage avec une Signoria (conseil gouvernemental qui représente les corporations de marchands).
Mais l’émergence de la bourgeoisie florentine révélera bientôt son coût à la société : à savoir la floraison du premier foyer authentiquement ouvrier d’Europe.
Révolte des « Ciompi » (1378)
En 1200, Florence était peuplée de 50 000 habitants. En 1300, elle dépasse nettement les 100 000, surpassant les vieilles Rome et Constantinople, pour devenir la troisième plus grande ville d’Europe. Entre-temps, sous le « gouvernement du premier peuple » en 1252, « l’Arte del Cambio », corporation des changeurs et banquiers, fonde une nouvelle monnaie : le florin, en référence au symbole de la cité, la fleur de lys rouge. La première en or (elle sera suivie par l’écu en 1264 en France et le sequin en 1284 à Venise), et surtout la principale monnaie du Moyen-Age, qui se répandra dans toute l’Europe.
A la veille de la Guerre de Cent Ans, avec l’embargo anglais sur les exportations de laine en Flandre en 1336, c’est Florence qui prend le relaie de l’industrie de la draperie en important la laine brute anglaise (grâce à ses florins) et en accueillant les tisserands d’Ypres, Bruges, Gand… « Agroville » (d’après l’historien Charles-Marie de la Roncière), Florence voit se développer autour d’elle une ceinture agricole en Toscane, adaptée pour son approvisionnement en blé, en légumes, huiles… qui l’incite à dominer militairement la région pour garantir la sûreté de ses voies commerciales : elle y fonde son « contado » (comtés vassalisés). Dans cette Florence florissante, y fleurissent alors les arts et les sciences (peinture, sculpture, géométrie…), avec l’appui financier des mécènes enrichis grâce au commerce du textile.
D’où vient cette belle, naïve et romantique opulence ?
…du sacrifice d’une partie de la population.
De facto, à travers les neuf « prieurs » de sa « Signoria », la ville est gouvernée par les guildes, corporations des notaires, des juges, et surtout des banquiers, des gros commerçants et des fabricants du textile (draperie, soierie). Et c’est dans ce dernier secteur que les contradictions sociales se révèlent les plus fortes. Organisée en véritables « syndicats patronaux », la bourgeoisie des Arts majeures éclipse largement la vieille aristocratie, et impose sa tyrannie, une oppression d’un genre nouveau.
Aux discriminations politiques subis par les Arts mineures (équivalents-syndicats des petits artisans), s’ajoute la misère. Celle des ouvriers du textile, qualifiés -d’abord péjorativement- de « ciompi », lesquels constituent la catégorie la plus pauvre de la cité, dépourvue de corporation pour les représenter. A la merci des financiers auprès desquels ils doivent s’endetter, les ciompi travaillent dans de pitoyables conditions au service de l’industrie lainière, sous surveillance permanente des propriétaires et pour des paiements journaliers ridicules (malgré l’inflation galopante, leur est imposé un maximum des salaires).
La philosophe Simone Weil précisera :
« La division et la spécialisation étaient poussées à l’extrême ; une équipe de contremaîtres assurait la surveillance ; la discipline était une discipline de caserne. Les ouvriers, salariés, payés à la journée, sans tarifs ni contrats, dépendaient entièrement du patron ».
Des deux bourgeoisies régnantes (popolo grasso et minuto), ils ne reçoivent qu’un exécrable mépris (on les surnomme les « crasseux »).
Mais ce capitalisme balbutiant n’échappe pas aux crises cycliques : alors que les Peruzzi, une grande famille de banquier, font faillite, de nombreux troubles sociaux éclatent au cours des années 1340. La Peste Noire qui élimine environ un tiers de la population en 1348 envenime encore les tensions sociales. Mais c’est en 1378 que le volcan allait entrer en éruption.
La guerre contre le pape qui alimente l’inflation, le chômage qui se répand chez les plus vulnérables, la hausse des taxes, et les bannissements préventifs « d’agitateurs » présumés, suscitent la colère de l’autre « popolo », au cours du mois de juin 1378. Celle-ci explose lorsqu’enfin, le gonfalonier de justice (du « Conseil des anciens ») dénonce la tyrannie des élites économiques de la Signoria. La révolte mute très vite en soulèvement armé : les ciompi, qui n’ont rien à perdre que leurs chaînes, et guidés par l’ire de leur soif de justice, prennent d’assaut et incendient palais et couvents. La Signoria cherche tant bien que mal à calmer l’orage en accordant aux insurgés quelques timides concessions, tout en prenant soin d’arrêter ses meneurs pour les torturer. Le 8 juillet, le mouvement présente formellement ses revendications : justes salaires, égalité civique et politique de toutes les Arts (y compris mineures) et de leurs membres, reconnaissance des ciompi comme nouvelle Art indépendante, à l’égal des autres. Cela afin qu’ils puissent eux aussi défendre leurs légitimes intérêts.
Les jours suivants voient se profiler la révolution : ouvriers et petite bourgeoisie unissent leurs efforts, jusqu’à ce que tous les quartiers pauvres se lèvent contre la Signoria. Celle-ci fait appel aux troupes des quartiers aisés et de milices extérieures. En vain : de nouveaux palais sont brûlés, ont envahi les bâtiments du fisc, du patronat de la laine et des prisons. Terrifiés, les prieurs parviennent à s’enfuir discrètement, couvert par une énième nuit agitée, le 22 juillet. L’une des villes les plus grandes et prestigieuses tombe alors aux mains d’une des populations les plus pauvres et ostracisées d’Europe.
Leurs aspirations deviennent réalité : amnistie pour tous les insurgés arrêtés, un ciompi nommé gonfalonier de justice (Michele di Lando), est instituée une « Balia » qui réunit les 24 arts à égalité (la vingt-quatrième étant celle des Ciompi) et on décrète la fin de l’emprisonnement pour dette. On adoube même parmi les héroïques insurgés, soixante « chevaliers du peuple » !
Avec l’organisation des Ciompi, une dualité des pouvoirs se forme alors : « Ce gouvernement extra-légal ressemble singulièrement à un soviet ; et nous voyons apparaître pour quelques jours, à ce premier éveil du prolétariat à peine formé, le phénomène essentiel des grandes insurrections ouvrières, la dualité du pouvoir. » (Simone Weil).
Cependant, la nouvelle « Balia » (l’autre pouvoir) s’avère dominée par la moyenne bourgeoisie… qui prend peur et cherche à rétablir l’ordre et la prospérité dans la ville. Le revirement ne tarde pas, avec l’établissement d’un suffrage censitaire et une répression contre toutes nouvelles contestations.
Dégoûtés par cette trahison, les Ciompi les plus pauvres, revendicatifs et radicaux se tournent alors vers le millénarisme chrétien : on substitue aux politesses et anciennes revendications « d’égalité civique »… un appel intransigeant à une égalité sociale réelle et totale.
Conduits par les « Huit Saints du Peuple de Dieu » dont Michele di Lando, les Ciompi relancent une nouvelle insurrection majeure le 31 août de la même année. Mais ils sont réprimés dans le sang et l’horreur : massacrés, traqués, torturés, ils sont anéantis par la nouvelle alliance formée entre la haute et la moyenne bourgeoisies.
Les arts qui furent rajoutées à la liste sont très vites supprimées, dont celui des ciompi.
C’est la fin de la révolte.
A la faveur du traumatisme qu’inspira ces événements, l’aristocratie des guelfes reprendra le pouvoir en 1382 avec la complicité de la bourgeoisie. La cité renouera avec l’oligarchie, jusqu’à adopter une forme de césarisme, lorsque la dynastie des Médicis régnera sur la ville au XVe siècle.
Ultérieurement, notons que l’historiographie florentine a cherché à éluder l’importance des contradictions sociales dans ce tumulte, en s’efforçant d’y prouver le seul et unique rôle des féroces luttes dynastiques entre familles, d’après les vieux clivages « guelfes contre gibelins » et « guelfes noirs contre guelfes blancs ».
Mais le baroud d’honneur des Ciompis, cette ire populaire consécutive à la trahison de la Balia, d’une radicalité telle qu’elle semblait défendre un communisme chrétien, ressurgira à nouveau, tel un boomerang au siècle prochain.
« Théocratie » révolutionnaire de Savonarole (1494-1498)
A la répression des Ciompi succède un gouvernement oligarchique (1382-1434) dominé par une poignée de grandes familles, dont celle des Albizzi, des banquiers. Celles-ci s’efforcent d’empêcher toute forme de domination monarcho-seigneuriale, en cette ère de déclin des vieilles communes médiévales. Mais le mouvement semble irrémédiable, et face aux Albizzi émerge bientôt la famille des « Médici », avec à sa tête, le richissime banquier Cosme / Côme de Médicis. La petite bourgeoisie, très hostile à l’oligarchie, soutient ce dernier lors de son exil, lequel reviendra prendre le pouvoir en 1434 à la faveur de l’élection de ses partisans au Conseil des prieurs. Un simulacre de république est instituée, mais la réalité du pouvoir est concentrée entre ses seules mains : c’est le début du Mécénat des Médicis de Florence. Contre ses opposants, il bannit (selon la coutume florentine)… ou il ruine par les taxes. Il est si puissant que son influence s’étend alors à toute l’Italie.
A sa mort en 1464, lui succède son fils Pierre, puis son petit-fils Laurent de Médicis en 1469. Surnommé « le Magnifique », il règne sans partage sur la cité pendant 23 ans. Véritable « despote éclairé », protecteur des arts et des sciences, il est avant-tout un tyran, défenseur intransigeant des classes supérieures de la société florentine, au prix d’effroyables bains de sang lors de répressions contre les tentatives de révolte du peuple. On qualifiera son règne « d’apogée » de l’Histoire de la cité.
En substance, l’« apogée florentine » se manifeste par la pire des contradictions que l’on puisse imaginer. Du côté des vieilles familles aristocratiques, de la grande et moyenne bourgeoisies, règne une opulence des plus écœurantes : à l’arrogance et à l’égoïsme propres à toutes élites, s’ajoutent les orgies, les trahisons, les intrigues, les assassinats, la corruption. Les nantis se délectent avec insolence de plaisirs futiles après avoir accaparé comme jamais les richesses de la cité. De l’autre côté, les ouvriers des draperies, héritant des conditions de vie des Ciompi, les prostituées et autres marginaux de la rue, auxquels s’ajoutent toujours plus de déclassés et de pauvres abandonnés à la plus noire des misères. L’aliénation est telle que ce peuple des « misérables » n’a plus la force de songer à la révolte : il sombre dans le chacun pour soi et la recherche inepte d’éphémères consolations. La classe dominante se dresse alors à la fois comme une tyrannie et un modèle à suivre.
Dans ce contexte où la pratique religieuse décline, la plus grande des figures « chrétiennes », celui qui montre l’exemple, garant de l’ordre moral, s’appelle Mariano de Gennazzano. Un religieux fransiscain qui prône l’austérité, la piété… à titre -comme d’habitude- concurrentiel et égocentrique, surfant sur les jugements personnels et restant loyal au pouvoir. Il est un fidèle de Médicis (la sédition n’est-elle pas un péché ?).
Certes, ce ne sont pas les « grands hommes » qui font l’Histoire. Mais les retours d’influence de la superstructure vers l’infrastructure ne doivent jamais être sous-estimés. Ils sont même la preuve formelle de ce mouvement réel qu’est la lutte des classes, par l’ire populaire et l’éveil des consciences. Et justement, un personnage emblématique de l’histoire de la cité fut à la fois un de ces outils tenus par le phénomène révolutionnaire et une de ces manifestations qui démontrèrent l’importance du fait cultuel lorsque celui-ci renoue avec son authenticité révolutionnaire pour se mettre au service du peuple, se placer dans le sens de l’Histoire.
En cette fin de XVe siècle, un jeune étudiant thomiste de Ferrare, dépité par les vices, l’impiété et surtout par l’injustice sociale dont-il était témoin, et dit-on (source peu sûre) victime d’une déception amoureuse (l’orgueilleuse famille de l’aimée méprisait la sienne), se présente au monastère de Bologne, non-pas par ambition, ne réclamant pas d’entrer dans les ordres, mais par soif de servir Dieu et une communauté coupée d’un monde cruel. S’évertuant aux tâches ingrates du monastère, il est reconnu tant pour sa piété que pour sa franchise et son exceptionnelle humilité. Il est finalement ordonné et envoyé au couvent Saint-Marc de Florence.
On décrit le moine dominicain comme petit, au visage pâle, au front ridé, au nez d’aigle, au regard perçant, aux cheveux noirs et à la barbe épaisse. D’abord mauvais orateur, son enseignement n’en demeure pas moins reconnu pour sa qualité, au point qu’il devient prêcheur, et gagne progressivement en compétence discursive. Sa ferveur est si grande, sa piété si pure, sa passion si sincère, qu’il rassemble autour de lui toujours plus de fidèles dans cette ville où régnaient pourtant jusqu’alors le vice et le désespoir. Curieuse, touchée, fascinée, la population florentine transcende ses fractures sociales pour écouter tant ses promesses d’avenir meilleur que ses épouvantables avertissements.
Tel le tonnerre, ses sermons font trembler les murs de toute la cité : le silence de l’auditoire est quasi-absolu, seuls les sanglots des nombreux repentis, régulièrement, l’altèrent. La terreur qu’inspirent ses paroles inquiète jusqu’au sommet du pouvoir. Médicis est en effet accusé directement par Savonarole pour sa tyrannie, laquelle cultive à la fois l’injustice sociale et la débauche.
Incapable de s’en prendre directement à une telle figure, Médicis riposte avec ruse : mais les menaces, les flatteries et autres tentatives de corruption n’ont aucun effet sur le moine révolutionnaire. Il charge alors l’autre grand prêcheur, frère Mariano della Barba da Genazzano, le franciscain augustinien, aussi austère que lui mais conservateur et fidèle au pouvoir, de le décrédibiliser. En vain : entre l’ordre moral et la vertu révolutionnaire, les Florentins ont déjà choisi.
Savonarole, en homme triste, amoureux et sincère, n’hésite pas à s’adresser au peuple avec larmes et supplications, renforçant sa communion avec lui.
« Là sont les conseillers méchants qui inventent sans cesse de nouvelles charges et de nouveaux impôts pour sucer le sang du pauvre peuple »
« O mon peuple ! qu’ai-je jamais souhaité que de te voir sauvé ? Je me tourne vers toi, ô Seigneur qui es mort pour l’amour de nous ! Pardonne à ce peuple de Florence qui veut être à toi ! »
Savonarole ne souhaite pas de réforme théologique : il reste fidèle à l’Église. Mais c’est justement son amour pour elle qui le pousse à dénoncer avec la plus froide des violences, son luxe et sa « splendeur », les deux vices qui éclipsent la bonté due à tout chrétien honnête. Ainsi désigne-t-il Rome comme une « putain fière et menteuse » à la tête de laquelle se trouve « l’Antéchrist » (le pape).
« Vue extérieurement, elle est belle, leur église, avec ses ornements et ses dorures, ses brillantes cérémonies, ses vêtements magnifiques, ses candélabres d’or et d’argent, ses riches calices, ses mitres d’or, ses pierres précieuses ;… mais faut-il vous le dire ? dans la primitive église, les calices étaient de bois et les prélats étaient d’or : c’est le contraire aujourd’hui. »
« A Rome […] ils régissent l’église par l’intermédiaire des astrologues, qui leur prédisent l’heure grave à laquelle ils devront aller parader à cheval »
« Ô Rome, prépare-toi, ton châtiment sera terrible ! Tu seras ceinte de fer, tu passeras par l’épée, par le feu et la flamme. Pauvres peuples ! combien je vous vois accablés ! »
Selon lui, les trois pire menaces de la vie florentine pouvant la conduire à la damnation, sont le luxe, la quête de gloire et la recherche du profit.
Telle une effervescence de l’esprit martyr des millénaristes ciompi du siècle dernier, la cause sociale compte ainsi parmi ses revendications majeures.
Nous sommes en 1492.
C’est alors que viennent se greffer dans ses sermons, les célèbres paroles prophétiques : « avant la fin de l’année, Laurent de Médicis, tu seras puni par la main de Dieu : il t’infligera une maladie atroce et une mort misérable, et l’indigne pape à Rome, devra lui-aussi dans l’année, comparaître devant le tribunal de Dieu ! »
Le 5 avril 1492, la coupole de la cathédrale Santa Maria del Fiore est frappée par la foudre : un incendie ravage l’édifice, alors que Laurent de Médicis perd connaissance la nuit même… on commence à avoir peur.
Le 9 avril 1492, le seigneur de Florence, Laurent de Médicis, rend l’âme.
Le 25 juillet 1492, le pape Innocent VIII, au pontificat marqué par le népotisme, les intrigues, les mensonges, la vénalité des charges et la corruption, celui-là qui pour des raisons lucratives, abandonna les chrétiens d’Orient au Sultan turc… meurt à son tour.
Peu après, Savonarole prédit une invasion étrangère et voilà qu’on annonce en 1494 la traversée des Alpes par les troupes du roi de France Charles VIII à la tête d’une des plus puissantes armées du Monde (l’artillerie française a succédé aux archers longbow britanniques comme arme miracle après la Guerre de Cent Ans : aucune citadelle d’Italie ne peut s’y mesurer).
Chose curieuse est l’agonie de Laurent de Médicis. Une légende, peut-être bien véridique selon les sources, court à son sujet.
Sur son lit de mort et cherchant à se confesser, le souverain de Florence refusa les prélats attitrés, et réclama Savonarole. Mais celui-ci crut à une mauvaise plaisanterie, voire un piège, et hésita… avant d’être convaincu par un second messager envoyé spécialement pour lui garantir que le souffrant ordonnerait tout ce qu’il désirerait, à condition qu’il soulage sa conscience. Savonarole accepta, se rendit auprès de lui, et lui exposa ses revendications.
D’après l’historien Auguste Geffroy :
« Savonarole, assis au pied du lit, tentait de le calmer en disant : « Dieu est bon, Dieu est miséricordieux. — Toutefois, ajouta-t-il dès que Laurent eut fini de parler, il faut ici trois choses : la première est d’avoir une foi vive dans la miséricorde divine. — Je l’ai, répondit Laurent. — La seconde est d’ordonner la restitution de tout l’argent iniquement enlevé. » Après quelque hésitation et malgré une répugnance évidente, Laurent fit de la tête un signe affirmatif, puis il attendit avec une visible anxiété. « Le troisième point, dit Savonarole, c’est de rendre la liberté au peuple de Florence, » à quoi Laurent de Médicis, rassemblant ce qui lui restait de forces, sans prononcer une parole, leva les épaules avec l’expression d’un suprême dédain. Savonarole partit, sans lui donner l’absolution, et Laurent, peu d’heures après, rendit l’âme. »
La révolution commence en 1494, après l’invasion transalpine. Alors que les Français s’approchent de la cité toscane pour la mettre à sac, le fils et successeur de Laurent, Pierre II, piètre souverain, arrogant et capricieux, négocie une paix humiliante, accordant aux Français de nombreuses concessions territoriales et un immense prêt en ducats. La population, outrée, se soulève : elle prend le palais et le pille, alors que le « roitelet » s’enfuit à la hâte. Ainsi s’achève piteusement, l’ère des Médicis.
C’est donc Savonarole qui est chargé par le peuple de Florence de re-négocier la paix avec la France, qui réclame alors le retour de Pierre II et de ses privilèges. Le moine dominicain rencontre Charles VIII en personne alors que ses troupes occupent la cité : cette entrevue touche profondément ce dernier, au point qu’il quitte la ville et lui autorise à choisir son propre gouvernement.
L’aura de Savonarole atteint son paroxysme. Il est le sauveur de la ville face aux envahisseurs, et le sauveur du peuple face à ses exploiteurs. Pour le dominicain, il s’agit de « rendre le pouvoir aux humbles ». Ni aristocratie, ni césarisme : la république est restaurée.
C’est alors l’avènement à Florence de la « République chrétienne et religieuse ».
La plus grossière des historiographies taxe souvent cette anomalie politique de « théocratie » dirigée d’une main de fer par ce moine dominicain « fanatique ». Rien est pourtant moins vraie.
En réalité, le pouvoir est partagé entre :
un Grand Conseil, inspiré de celui de Venise, qui, chargé de voter les lois et de fixer l’impôt, s’élargit à la classe moyenne avec 3 200 membres (soit le quart de la population masculine de plus de 29 ans)
une « Seigneurie » à 9 membres, désormais tous tirés au sort et renouvelés tous les deux mois.
Si l’ombre de Savonarole plane indiscutablement sur la cité en raison de l’adhésion populaire, les pouvoirs formels sont techniquement indépendants, jusqu’à voir y figurer, de nombreux et francs opposants au charismatique moine, y compris à la Seigneurie !
Mais ils n’empêcheront pas son programme socialement révolutionnaire de voir le jour… avec le concours actif du peuple lui-même.
Jésus-Christ est déclaré « roi du peuple florentin ». La torture est abolie. On instaure une cour d’appel. On érige une bibliothèque publique. Le système d’imposition est radicalement réformé au détriment des privilégiés : par exemple, la gabelle, taxe sur la consommation (qui pesait avant-tout sur les classes populaires et moyennes), est supprimée, et remplacée par un impôt sur la propriété foncière. L’usure est condamnée, on prête désormais sans intérêt : un mont-de-piété voit le jour, qui permet à la population d’éviter de recourir aux usuriers, qui sont pourchassés. Enfin, contre le chômage, tous doivent pouvoir bénéficier d’un travail rémunéré en toute justice : les commerces et ateliers fermés sont rouverts.
Mais la redistribution des richesses va plus loin : elle est menée directement par l’organisation d’une aumône systématisée et généralisée.
Une véritable milice populaire et religieuse est formée : les fanciulli, pas moins de 5 000 jeunes en robes blanches (5% de la population totale) commandés par Dominique da Pescia, bras droit de Savonarole. On assiste ainsi à des scènes inédites où des enfants vont jusqu’à dénoncer leurs propres parents. Légende noire ou ironie historiographique, certains les comparent aujourd’hui aux gardes rouges de la Chine maoïste… Alors qu’on leur attribue des missions dont la véracité est aujourd’hui remise en cause par les recherches historiques (comme la prétendue surveillance de la vie privée de la population jusqu’à débarquer à l’improviste dans les maisons), leur rôle majeur consiste en réalité avant-tout à organiser l’aumône, en forçant les riches à donner sans compter, toujours en faveur des plus démunis. Pour les malheureux, -pourtant dans cette « république religieuse »…!- on va jusqu’à dépouiller les églises de leurs objets en or et en argent ! En clair, les jeunes « robes blanches » font régulièrement la quête dans les rues aisées, rejoignant les palais, couvents, églises et autres riches demeures tant pour collecter le superficiel que pour menacer les cupides et changer leur cœur.
Et en effet, la popularité de Savonarole était telle, l’universalité des devoirs était si soigneusement respecté, que les nantis se retournaient à leur tour, allant jusqu’à prendre l’initiative d’eux-mêmes : les dames de l’aristocratie se recouvraient le visage d’un voile noir et se dépouillaient de leurs parures pour les offrir en aumônes, tandis que les riches hommes renonçaient à leurs pulsions de sexe et de jeu, pour se résoudre à d’austères pénitences. En ce sens, les partisans de Savonarole sont appelés les « pleureurs », ou piagnoni.
Parallèlement, les interdits se multiplient : sont bannis le jeu d’argent, les vêtements de luxe, les bijoux, le maquillage, la sodomie et les liaisons extra-conjugales. On notera toutefois que l’influence de Savonarole, consacrant la majeure partie de son énergie à prôner le pardon des péchés, la concorde et la justice, est alors plus que discutable sur les décisions législatives. De plus, aucune pendaison pour « péché sexuel » n’est recensée tout-au-long des trois années et demi de la « République chrétienne et religieuse » (contrairement à Rome, où les homosexuels étaient régulièrement torturés à mort, comme presque partout ailleurs en Europe…). Cependant, la « théocratie populaire » de Florence prend tout de même soin d’exécuter plusieurs riches patriciens pour avoir volé le peuple en promulguant d’injustes taxes durant l’ère des Médicis.
Enfin, le 7 février 1497, on remplace le carnaval, considéré comme une manifestation de débauche, à savoir une exhibition de goinfrerie de luxe et de luxure, irrespectueuse envers tous ceux qui ne peuvent se le permettre, par les processions du Carême… et le fameux « Bûcher des vanités » : les « robes blanches » élèvent sur la mythique Piazza della Signoria, un bûcher où doit être brûlé toutes les œuvres licencieuses. Parmi elles, les vêtements luxueux, les miroirs, les cosmétiques, les jeux, les poèmes érotiques, les nus peints. Rappelons l’anecdote restée célèbre, et on ne peut plus véridique : le célèbre artiste Sandro Botticelli, tombé sous le charme de la nouvelle République religieuse communale, apporte lui-même au bûcher plusieurs de ses propres peintures -qu’il aurait pu dissimuler-, à cause de leurs nus. Il est suivi dans cet élan de volontarisme par ses collègues Lorenzo di Credi et Baccio della Porta. Preuve de leur sincérité : tout comme Botticelli (qui cessera définitivement de peindre des nus et s’adonnera exclusivement à la peinture religieuse tout le reste de sa vie), Baccio della Porta comptera parmi ces artistes célèbres qui, tombés sous le charme du moine, lui restera fidèle après sa chute, se faisant alors religieux dominicain en 1500, prenant le nom de Fra Bartolomeo.
Cette efflorescence de vertu, d’égalité et de terreur, submerge de rage le nouveau pape, Alexandre VI Borgia. Il craint alors plus que tout l’aura du moine révolutionnaire, dont la pureté, l’humilité et l’horizontalité des adhésions contrastent avec l’orgueil papal, sa verticalité politique, ses intrigues, sa débauche, les assassinats, les tortures…
Il fallait le neutraliser au plus vite. On cherche d’abord à le pervertir : en 1497, l’émissaire du pape, son sinistre fils Caesar Borgia, lui propose le chapeau de cardinal… Savonarole, incorruptible, refuse en lui annonçant préférer celui du martyr, avant de dénoncer avec une virulence toujours plus risquée le vice et l’injustice qui règnent aux États pontificaux.
On cherche donc à l’assassiner : sans succès là aussi, les tentatives sont nombreuses, mais échouent les unes après les autres.
Alors le pape se résout à prononcer contre lui, le 12 mai, la pire des peines que l’on puisse imaginer dans le monde catholique : l’excommunication. Pensant que ses ouailles l’abandonneraient… en vain.
Certes, à Florence, des voix se lèvent régulièrement contre Savonarole et ses « pleureurs » : mais contrairement à ce que l’on pourrait penser, cette opposition ne vient pas d’une population qui serait devenue « lasse » des interdits et du puritanisme égalitaire… mais à l’inverse, des religieux fransiscains, austères catholiques, loyaux envers le Pape, attachés aux anciennes hiérarchies sociales, et garants de l’ordre moral du temps des Médicis ! Ce sont eux les pires ennemis du moine dominicain… et plusieurs d’entre-eux exercent déjà des fonctions à la Seigneurie ! Probablement l’accusent-ils de trahison envers le Pape, de « niveler » les consciences en niant les hiérarchies sociales « naturelles » et de semer le « chaos » dans leur ville en suscitant la colère de la « populace » contre les gentilhommes. A ceux-ci s’ajoutent une partie de la jeunesse dorée de la bourgeoisie aisée et libertine, qu’on appelait les « Compagnacci », qui insultaient régulièrement les « pleureurs » dans les rues même de la ville. Mais ils sont impuissants face au soutien indéfectible du reste du peuple florentin pour son atypique moine, notamment chez les plus pauvres.
Cette fois-ci pour en finir, Rome abat donc son ultime carte, pour l’instant sous la forme d’un ultimatum : l’excommunication de la totalité de la population de Florence. En clair : on promet l’enfer à toute la population si elle ne se rebelle pas contre son moine. Un acte qui non-seulement sèmerait le doute et la peur dans chaque conscience catholique individualisée (rupture de la communion populaire au profit de la quête de son seul salut personnel…), mais condamnerait la ville à un embargo désastreux, l’isolant du reste de l’Italie.
Cette fois-ci… la stratégie fonctionne : la population se terre, on n’ose plus venir aux prêches, certains de ses partisans l’abandonnent.
Alors, le 7 avril 1498, pour montrer sa bonne foi et prouver qu’il est bien messager de la parole divine, Savonarole organise un débat public contre ses détracteurs et accepte d’accomplir l’épreuve du feu, en traversant un bûcher. Mais des intempéries viennent éteindre les flammes juste avant qu’il ne s’y engage…
Finalement, les élites de Florence cherchant à récupérer leurs biens, se rallient au Pape et complotent contre lui. On offre 2 000 pièces d’or pour sa capture. Les fransiscains jaloux, les fidèles papistes, les patriciens, nobles et bourgeois, la jeunesse dorée… tous se liguent pour l’abattre, profitant de l’apathie d’une population terrifiée par l’excommunication. Le monastère Saint-Marc est pris d’assaut par des mercenaires armés, Savonarole est envoyé en prison, puis torturé un mois durant dans les oubliettes du palais de la Seigneurie. La douleur lui arrache des réponses qu’il rétracte aussitôt. Il est alors torturé à nouveau, et ainsi de suite. En vain : à chaque aveu succède un retour et regret immédiat, réaffirmant sans cesse aux bourreaux l’authenticité de sa mission.
La torture ne donnant aucun résultat, et n’ayant rien pour le condamner à la peine capitale, on falsifie de nouvelles accusations. Savonarole est finalement condamné à mort. La veille de son exécution, il prie avec une grande quiétude : le prêtre qui l’assiste remarquant même chez lui une étrange et profonde joie intérieure. Il est pendu le 23 mai 1498. Quant à son cadavre, il est brûlé, et ses cendres jetées dans l’Arno, pour éviter tout recueillement. En effet, des femmes en pleurs avaient demandé avec insistance ses reliques, et une partie importante de la population continuera de le vénérer après sa mort.
Si au siècle suivant, beaucoup de protestants y verront (à l’instar de Jan Hus bien avant lui en Bohème) un précurseur de Luther, ou plus encore de la Guerre des Paysans (Thomas Müntzer) et du mouvement anabaptiste égalitaire de Ian Matthys et Jean de Leyde à Münster, le fait est qu’il n’a jamais renié l’Église catholique sur le plan strictement théologique.
D’abord rejeté comme un hérétique par celle-ci, il sera réhabilité, et deviendra même sujet d’une enquête depuis 1997 pour possible béatification. Laquelle a toutefois peu de chances d’aboutir, les partisans du camp des « fidèles fransiscains », garants de l’ordre moral conservateur, contre ce moine « qui a insulté le pape et semé le chaos », ont encore la préférence de nombreux prélats catholiques.
Conclusion
Tout comme on a cherché à décrédibiliser la révolte des Ciompi en l’imbriquant dans les vieux conflits dynastiques et familiaux entre guelfes et gibelins, Savonarole fut victime d’une légende noire : son nom est devenu presque un terme commun pour désigner un fanatique religieux. Mais les recherches historiques les plus poussées tendent à remettre en question ces mythes : d’impitoyable théocratie, Florence s’est avérée être une république bourgeoise directement guidée par la pression populaire, où la répression des opposants… semble avoir été plutôt rare.
Quoiqu’il en soit, les événements révolutionnaires florentins furent non-seulement tous des échecs retentissants, mais aucun d’eux n’aboutirent (ne serait-ce que temporairement) à un vrai système démocratique et populaire : on en restât à de très imparfaites « démocraties » bourgeoises, bien que, certes « très avancés socialement » pour leur époque et leur contexte, dans une Europe encore largement féodale. Mais ils n’en demeuraient pas moins éminemment révolutionnaires, en regard du rôle majeur joué par le peuple, le vrai, les opprimés s’organisant d’eux-mêmes (1378) ou guidés par la ferveur religieuse (1494) pour transformer la cité à titre plus ou moins informel.
Ces séismes sociaux qui marquèrent le cœur de la Renaissance européenne, présagèrent à la fois les révoltes paysannes protestantes du XVIe siècle et la mutation industrielle avec la naissance du prolétariat.
NOTES
Gibelins VS Guelfes + Popolo grasso
Guelfes VS Popolo grasso + Popolo minuto
Popolo grasso VS Popolo minuto + Ciompi
Popolo grasso et minuto VS Ciompi
Charles-Marie de la Roncière, excellent historien de Florence
Simone Weil sur les Ciompi
Nicolas Machiavel et Simone Weil, La Révolte des Ciompi – Un soulèvement prolétarien à Florence au XIVe siècle, Livre III des Histoires florentines de Machiavel, traduction de Guiraudet, revue par Laura Brignon, précédé d’une introduction de Simone Weil (La Critique Sociale, n° 11, mars 1934), postface d’Emmanuel Barot : «1378 ou l’émergence de la question moderne du sujet révolutionnaire», Toulouse, CMDE – Smolny, 2013.
Nicolas Machiavel, Florence insurgée – La révolte des Ciompi, Éditions L’Esprit frappeur, 1998, (ISBN 2-84405-057-3).
Samuel Kline Cohn, Lust for liberty: the politics of social revolt in medieval Europe, 1200 – 1425 ; Italy, France, and Flanders, Harvard University Press, Cambridge, 2006.
Michel Mollat et Philippe Wolff, Ongles bleus, jacques et ciompi – les révolutions populaires en Europe aux XIVe et XVe siècles, Calmann-Lévy, 1970, in 8°, 223 pages.
Alessandro Stella, La révolte des Ciompi. Les hommes, les lieux, le travail, Paris, EHESS, 1993.
Un soulèvement prolétarien à Florence au XIVe siècle, introduction de Simone Weil à un texte de Machiavel, in Écrits historiques et politiques, Gallimard, Paris, 1960.
Un réformateur italien au temps de la Renaissance – Jérome Savonarole
A. Geffroy
Revue des Deux Mondes T.45, 1863
Magnifique ! Merci pour cet article très intéressant
Article très intéressant mais qui comporte au moins une erreur :
« Alors, le 7 avril 1498, pour montrer sa bonne foi et prouver qu’il est bien messager de la parole divine, Savonarole organise un débat public contre ses détracteurs et accepte d’accomplir l’épreuve du feu, en traversant un bûcher. Mais des intempéries viennent éteindre les flammes juste avant qu’il ne s’y engage… »
En fait, ce n’est pas lui qui se propose pour l’épreuve du feu mais son bras droit, plus fanatique et sans doute plus sincère, qui le fait pour lui, convaincu de l’invincibilité de son maître à penser. Savonarole, irrité par cette initiative, l’accepte, mais envoie prudemment son bras droit à sa place. Le jour dit, chacun des deux parties tergiverse pendant des heures, jusqu’à lasser le public venu nombreux, avant qu’effectivement la pluie se mette à tomber.
Par ailleurs, je ne sais pas d’où vous tenez que les bandes d’enfants de Savonarole se contentaient d’extorquer des aumônes sans veiller à l’ordre moral en pénétrant dans les maisons. A l’inverse, il me semble que l’histoire concernant Boticelli apportant de lui-même ses propres tableaux au bûcher des vanités a été remise en question par plusieurs spécialistes, non ?
Bravo et merci, en tout cas, pour cet article très détaillé.