Dans le cadre du système capitaliste, tout est transformé en marchandise, n’importe quel secteur d’activité humaine devient un marché, tout doit pouvoir être vendu pour faire des bénéfices. Dans ce cadre, la culture est un marché comme un autre, qui obéit aux lois capitalistes. En soumettant la création artistique à une exigence de rentabilité, le capitalisme bride la création, et la crise liée au Covid-19 creuse encore un peu plus les inégalités entre les mastodontes du secteur et les autres créateurs.
Un secteur culturel divisé en deux
Le secteur culturel est divisé en deux. Il y a d’un côté les grands mastodontes de la production et de la distribution, ce sont les studios de cinéma qui produisent les blockbusters, les grandes chaînes de librairie, les maisons d’édition qui publient les best-sellers, les gros labels musicaux, les grands musées etc, et de l’autre les petits réalisateurs indépendants, les petites maisons d’édition, les petites compagnies de théâtre associatives, les artistes musicaux qui, sans label, publient leurs contenus sur YouTube etc.
Le capitalisme a entraîné la création de grands monopoles de la production et de la distribution d’oeuvres culturelles. Ces monopoles, ce sont notamment Netflix pour la production et la distribution de films et de séries, Universal pour la production et la distribution d’oeuvres musicales, Hachette, Gallimard, Flammarion pour l’édition de livres en français, Amazon pour la distribution de livres mais aussi de contenus filmographiques etc. Ces grandes entreprises font des bénéfices très importants, Universal, par exemple, a réalisé 525 millions d’euros de bénéfices en 2012. Netflix, quant à lui, a réalisé en 2018 un résultat net de 1,2 milliard de dollars. Quant aux maisons d’édition, elles sont généralement détenues par de plus grandes compagnies qui regroupent des dizaines d’entreprises dans de nombreux secteurs. Les éditions Hachette, par exemple, appartiennent au groupe Lagardère, un des leaders mondiaux de l’édition, de la production, de la diffusion et de la distribution de contenus.
Face à ces monopoles, il est souvent bien difficile pour les petites maisons d’édition ou pour les réalisateurs indépendants de se faire une place, et lorsqu’ils y arrivent, ils perdent rapidement cette indépendance en se faisant racheter par un des mastodontes du secteur. Le modèle capitaliste de la production de contenus culturels, en répondant à une exigence de profit, tend ainsi bien souvent à brider la création et à uniformiser les contenus. En effet, quel producteur cinématographique acceptera de financer un film dont il est à peu près certain qu’il ne fera que quelques dizaines de milliers d’entrées ? Quel cinéma acceptera de diffuser en salles un film-documentaire sur les luttes sociales au sein d’une usine ou sur les conséquences de l’impérialisme français en Afrique ? Certainement pas les mastodontes du secteur comme UGC, CGR ou Mégarama. Un tel film sera ainsi probablement diffusé dans quelques cinémas associatifs et fera quelques milliers d’entrées tout au plus, et si il sort en suite en DVD, il ne sera certainement pas vendu à la FNAC. Pour un réalisateur indépendant, désireux de réaliser un tel film-documentaire, le calcul est simple : en réduisant les coût au maximum – et avec eux la qualité visuelle, la qualité de montage etc – il pourra produire son film, mais qu’il ne compte pas dessus pour faire des bénéfices afin de financer une prochaine œuvre. Si il arrive à rentrer dans ses frais, ce sera déjà un exploit.
Cette domination du marché de la culture par les mastodontes du secteur est amplifiée par les inégalités relatives à la communication. En effet, là où les producteurs d’un blockbuster pourront dépenser des millions pour faire la promotion de leur film, là où une maison d’édition pourra faire inviter l’auteur d’un nouveau livre à succès sur tous les plateaux télés, un réalisateur indépendant ou un écrivain édité par une petite maison d’édition, eux, n’auront clairement pas la possibilité d’en faire autant. Ainsi, contrairement à ce qu’affirment les bourgeois, ce n’est pas « le talent » ou « la qualité de l’oeuvre » qui sont l’élément déterminant du succès de celle-ci, mais la capacité ou non d’en faire la promotion et de la diffuser largement.
Un confinement qui fragilise les petits et renforce la position des gros
Le confinement lié à la crise du Covid-19 ne créée pas ces inégalités entre les différents acteurs du marché de la culture, mais il les renforce. Les grandes salles de concert ou de théâtre, les grandes chaînes de cinéma, les grands studios de production etc ont suffisamment de trésorerie, ont accumulé suffisamment de capital pour pouvoir survivre à une telle crise. Ils peuvent retarder la sortie d’une œuvre et ont même les moyens de créer l’évènement autour de celle-ci afin de compenser les pertes liées à la période creuse du coronavirus. Les grandes plateformes de streaming comme Netflix, Amazon prime vidéo ou encore Disney+, elles, profitent clairement de la période et voient leur nombre d’abonnés massivement augmenter. Netflix a par exemple gagné 15,8 millions d’abonnés à l’échelle mondiale depuis le début de l’épidémie. Et même si le confinement met à l’arrêt de nombreux tournages, Netflix a suffisamment de trésorerie pour acheter les droits de diffusion d’anciens films et d’anciennes séries, ce qui permet à la plateforme de renouveler son catalogue et d’ainsi fidéliser sa clientèle.
Pour les cinémas indépendants, les théâtres associatifs, les petites librairies, les salles de concert associatives etc, la situation est toute autre : fermer pendant plusieurs mois, annuler des spectacles, perdre des clients, cela fait un trou très important dans le budget, et si il est trop tôt pour mesurer l’étendue des dégâts, une chose est certaine, nombre de ces structures ne se relèveront pas.
Ainsi, même si le confinement entraîne des pertes de bénéfice à court terme, y compris pour certains mastodontes du secteur culturel, à long terme, en faisant disparaître de nombreux petits acteurs de ce secteur, l’épidémie de Covid-19 risque de renforcer encore la domination du marché par les gros et d’ainsi brider encore un peu plus la production culturelle.
Un secteur qui ne sera pas épargné par la crise économique et l’austérité
Les prévisions pour l’année 2020 nous président une récession économique de 8% et un déficit public de 9% du PIB. Concrètement, cela signifie que la valeur produite en 2020 devrait baisser de 8% par rapport à 2019 et que sur la seule année 2020, l’État français devrait s’endetter à hauteur de 9% de son PIB. La dette publique, quant à elle, devrait atteindre 115% du PIB.
Cette situation aura forcément d’importantes répercussions sur le Monde de la culture. La hausse de la pauvreté causée par la crise économique va pousser des millions de personnes à faire des économies sur les dépenses non strictement nécessaires, et la culture fait évidemment partie de celles-ci. Cela aura pour conséquence une baisse durable de la fréquentation des théâtres, des cinémas, des salles de concert, des librairies etc.
Si les plus gros acteurs du secteur auront la possibilité de s’adapter en procédant à d’infâmes plans de licenciement et en tapant dans leur trésorerie, les plus petits structures, elles, seront nombreuses à faire faillite. C’est toujours ce qu’il se passe en période de crise.
Ces faillites feront nécessairement augmenter le chômage, notamment chez les techniciens, et dans les villes dont une partie de l’économie est basée sur la culture, les répercussions seront importantes. À Avignon, par exemple, l’annulation de l’édition 2020 du festival d’Avignon, plus grand festival de théâtre au Monde, aura d’importantes répercussions économiques sur le secteur culturel de la ville, mais également sur toute l’économie locale dont le festival est l’une des périodes les plus importantes.
L’État français, quant à lui, sera probablement amené à mener une politique d’austérité afin de maîtriser sa dette publique. Bien-sûr, cette austérité n’entraînera pas une augmentation des impôts des plus grandes fortunes ni même une suspension de dispositifs fiscaux avantageux pour les multinationales, non, l’État capitaliste français ne fera pas payer les riches. Cette austérité, c’est nous qui allons la payer, avec une baisse du niveau des prestation sociale, avec des attaques contre la sécu et l’assurance chômage, avec une détérioration des services publics. Les capitalistes, eux, verront probablement leurs cotisations patronales baisser, et cela nous sera présenté comme une « mesure nécessaire pour relancer l’économie ». La conséquence sera évidemment là aussi une baisse du niveau de protection de la sécurité sociale.
Mais il y a fort à parier que l’austérité touchera également de plein fouet le secteur de la culture. Les subventions publiques des mairies, départements, régions mais aussi de l’État dont bénéficient de nombreux acteurs du Monde culturel seront nécessairement amenées à baisser. Bien-sûr, l’État français n’abandonnera pas les gros du secteur, ils représentent le « rayonnement culturel de la France dans le Monde » – entendez par là l’aspect culturel de l’impérialisme français – non, ce sont les petits théâtres de quartiers, les petites librairies, les petits cinémas indépendants qui verront leurs subventions baisser.
Des acteurs culturels en mal d’indépendance
Les conséquences du confinement – et de manière générale de toutes les crises – sur le Monde de la culture illustrent parfaitement un problème inhérent au capitalisme : le manque d’indépendance des acteurs du secteur. En effet, un théâtre associatif indépendant est-il vraiment indépendant lorsque son existence dépend quasi intégralement de subventions publiques ? Avec les subventions publiques, l’État dispose d’un moyen de pression important qui lui permet de sélectionner qui survie et qui ne survie pas dans le domaine de la culture. Et évidemment, l’État capitaliste a tout intérêt à favoriser la culture faisant la promotion de la classe au pouvoir, et à faire en sorte de laisser peu d’espace aux expressions culturelles qui s’attaquent frontalement au système capitaliste.
Ainsi, dans un système économique où la production culturelle répond à une exigence de rentabilité, il n’y a pas de place pour l’indépendance, cela est vrai du fait des moyens de pression dont disposent les institutions étatiques avec les subventions, mais cela est également vrai du fait du puissant poids qu’ont les publicitaires à l’égard des créateurs de contenus. Sur YouTube, par exemple, nombreux sont les créateurs de contenus à vivre presqu’intégralement de revenus publicitaires générés par les vues sur leurs vidéos ou par des partenariats avec des marques. Or, en période de confinement, alors que la production et la consommation de nombreuses marchandises sont à l’arrêt, beaucoup de publicitaires annulent ou reportent leurs campagnes de pub. La conséquence pour les Youtubeurs est une baisse des rentrées d’argent, ce qui amène à une impossibilité de produire de nouveaux contenus.
La dépendance vis à vis des publicitaires est donc un facteur de précarité pour les créateurs, ce qui amène nombre d’entre eux à renoncer à produire des contenus. Mais au delà de ça, la possibilité pour les publicitaires de faire la pluie et le beau temps sur YouTube est un moyen de pression immense pour ces derniers. En choisissant avec quel Youtubeur ils acceptent de faire des partenariats, en sélectionnant le type de vidéos avant lesquelles ils acceptent de diffuser de la publicité, ils contribuent à sélectionner ce qui pourra être créé et ce qui ne pourra pas l’être en terme de contenus audiovisuels. De même, l’algorithme de YouTube, en mettant en avant les vidéos qui rapporteront le plus d’argent, c’est à dire les videos monétisées, contribue à visibiliser les créateurs dont le contenu est « apte à être monétisé » et à invisibiliser ceux dont le contenu est jugé trop subversif pour plaire aux annonceurs.
Être un artiste sous le capitalisme c’est donc devoir décider entre aller à l’encontre de la logique de l’art capitaliste, avec toutes les conséquences que cela implique (pas de revenus, pas de visibilité, peu de moyens) ou accepter cette logique capitaliste de marchandisation de la production artistique et ainsi perdre toute liberté dans la création de contenu.
Pas de solution sous le capitalisme
Sous le capitalisme, ce dilemme n’a pas de solution satisfaisante. Dans L’idéologie Allemande, en 1845, Karl Marx écrivait « À toute époque, les idées de la classe dominante sont les idées dominantes; autrement dit, la classe qui est la puissance matérielle dominante de la société est en même temps la puissance spirituelle dominante. La classe qui dispose des moyens de la production matérielle dispose en même temps, de ce fait, des moyens de la production intellectuelle, si bien qu’en général, elle exerce son pouvoir sur les idées de ceux à qui ces moyens font défaut. Les pensées dominantes ne sont rien d’autre que l’expression en idées des conditions matérielles dominantes, ce sont ces conditions conçues comme idées, donc l’expression des rapports sociaux qui font justement d’une seule classe la classe dominante, donc les idées de sa suprématie. » La culture, en ce qu’elle diffuse une certaine vision du Monde, est donc un outil de la classe dominante pour diffuser largement l’idéologie capitaliste, mais comme tout secteur d’activité humaine, elle est également un champ de bataille sur lequel les révolutionnaires ont un rôle à jouer, ce qu’ils ont toujours fait historiquement en utilisant l’art pour faire passer leurs idées.
Si nous voulons définitivement abolir la culture bourgeoise, alors nous devons faire la révolution pour abolir ce système et mettre en place une société émancipatrice dans laquelle l’ensemble de la production, y compris culturelle, ne répondra pas à des exigences de profit mais aux aspirations des masses populaires. Dans une telle société, n’importe quel individu pourra produire du contenu artistique sans se soucier de sa rentabilité. En ce sens, en 1846, Karl Marx écrivait :
« La concentration exclusive du talent artistique chez quelques individualités et son étouffement corrélatif chez la grande majorité résultent de la division du travail. A supposer même que dans certaines conditions sociales chacun soit peintre de valeur, cela n’exclurait pas du tout que chacun fût aussi peintre original, si bien que là aussi la distinction entre travail « humain » et travail « unique » aboutirait à un pur non-sens. Dans une organisation communiste de la société, ce qui disparaît en tout état de cause est la subordination de l’artiste à cette étroitesse locale et nationale qui résulte de la division du travail, l’enfermement de l’individu dans cet art déterminé qui fait de lui de façon exclusive un peintre, un sculpteur, etc., dénominations exprimant déjà assez le caractère borné de son développement social et sa dépendance à l’égard de la division du travail. Dans une société communiste, il n’y a pas de peintres, mais au mieux des gens dont une activité entre d’autres est de peindre. »