Au cours des quatre années qui viennent de s’écouler, l’État français a connu une importante intensification des contradictions de classe et une prise d’ampleur des luttes sociales. Ce retour en force des conflits de classe est très positif, mais il manque cependant un élément fondamental permettant de transformer ces révoltes en révolution : une direction politique à même d’avoir une réelle stratégie de long terme !
Nous publions, en plusieurs parties, un dossier sur les luttes des quatre années écoulées, en essayant de tirer un bilan et des perspectives de ces évènements. La première partie de ce dossier, ci-dessous, traite des mouvements sociaux « traditionnels », structurés par les syndicats et organisés autour de grèves et de journées de manifestations. Dans une deuxième partie, nous aborderons les révoltes populaires en banlieue, puis, dans un troisième volet, nous traiterons du mouvement des gilets jaunes avant d’essayer de dresser un bilan global de la période mais aussi des perspectives pour les années à venir.
L’histoire de l’État français a été marquée par de nombreux mouvements sociaux de grande ampleur. La majorité de ces mouvements ont pris la forme « traditionnelle » de la grève et de la manifestation, avec les syndicats en tête du mouvement. Dans l’histoire récente, ce fut par exemple le cas en 1995 contre le plan Juppé, en 2003 contre le plan Fillon, en 2006 contre le contrat première embauche, en 2010 contre le report de l’âge de départ à la retraite, et depuis 2016, avec le mouvement social contre la loi travail, ces mouvements sociaux dits « traditionnels » se sont multipliés. Retour sur les mouvements de ces quatre dernières années.
En 2016, le mouvement social contre la loi travail marque le début d’un retour des luttes !
En février 2016, le gouvernement de François Hollande, alors déjà bas dans les sondages, annonce un projet de réforme du code du travail, la fameuse « loi travail » ou « loi El Khomri ». Ce projet de loi prévoit de nombreuses mesures attaquant de plein fouet les droits des travailleurs avec par exemple la possibilité de déroger par un accord d’entreprise au code du travail, la facilitation des licenciements économiques, la possibilité pour une entreprise de moduler le temps de travail à sa guise et ce malgré les conséquences sur la santé ou la vie privée des salariés. Dès la présentation du projet, des voix s’élèvent pour dénoncer une loi antisociale. Très vite, une pétition fait son apparition en ligne et récolte rapidement plus d’un million de signatures. Les syndicats, critiques du projet de loi, sont lents à réagir. C’est par en bas que la mobilisation va se lancer, et notamment par les réseaux sociaux sur lesquels les appels à la grève et à manifester se multiplient. Les syndicats, dépassés, suivent alors le mouvement.
Le 9 mars, une première grosse journée de grève a lieu et voit défiler 500 000 personnes partout en France. Fait marquant, lors de cette journée, les travailleurs n’auront pas été seuls dans la rue, ils auront en effet été rejoints par de nombreux lycéens et étudiants qui pour certains ont bloqué leur établissement. Un mouvement social d’ampleur semble se lancer dans les entreprises mais aussi dans les lycées et dans les facs. Cela faisait six ans, depuis l’augmentation de l’âge de départ en retraite par le gouvernement Sarkozy, qu’une telle chose ne s’était pas produite.
Après le 9 mars, le mouvement continue, les étudiants et lycéens descendent à nouveau dans la rue les 17 et 24 mars avec encore des blocages dans certains lycées et certaines facs. Les syndicats, quant à eux, appellent à faire de la journée du 31 mars une grande journée de manifestations partout en France. C’est une réussite avec plus d’un million de personnes dans la rue à travers le pays et des dizaines de milliers de salariés en grève. Cependant, la plupart des grévistes travaillent dans des secteurs où les grèves sont fréquentes comme la fonction publique, La Poste, la SNCF, les ports et les docks etc. Les autres secteurs, particulièrement dans le privé, sont peu touchés par le mouvement.
Ce mois de mars voit également un durcissement des manifestations avec des affrontements fréquents entre manifestants et policiers mais aussi avec la casse récurrente de vitrines de banques ou de grandes enseignes capitalistes. La répression policière s’intensifie, la brigade anti criminalité n’hésite pas à aller briser les blocus de lycées, les CRS font usage massivement de gaz lacrymogènes mais aussi de flashball et on voit de nombreux blessés parmi les manifestants.
Alors que le mouvement semble prendre de l’ampleur et que la « base syndicale » est plus remontée que jamais, les directions syndicales, elles, sont lentes à réagir et ne suivent pas vraiment leur base. Les confédérations syndicales se contentent d’organiser des journées de grève et de manifestation régulières, une fois pas semaine ou une fois toutes les deux semaines, alors que nombre de militants souhaiteraient un appel à la grève générale avec des manifestation plus fréquentes et un message politique dépassant la loi travail, car en effet, les directions syndicales ne parlent que de celle-ci et se content ainsi d’un mouvement social défensif, qui ne fait pas le lien entre ce projet de loi antisocial et le fonctionnement global du système capitaliste.
Apparaît là une situation paradoxale où nombre de militants souhaitent défendre des positions politiques radicales et faire de ce mouvement social un mouvement de contestation général, mais ces militants se retrouvent démunis de toute direction politique à même d’assumer un tel discours et de telles ambitions. C’est ainsi qu’au sein même des organisations syndicales se mène une lutte des lignes entre la ligne opportuniste, qui détient la direction du mouvement, et la ligne révolutionnaire, la ligne prolétarienne, portée par des militants de base et des sections combatives. Mais tout est verouillée par des appareils anciens et sous contrôle.
Au mois de mai, l’utilisation de l’article 49.3 de la constitution par le gouvernement suscite la colère des routiers et des salariés des raffineries et dépôts pétroliers. La grève prend alors de l’ampleur, et pendant une semaine le gouvernement est contraint d’utiliser une partie des réserves stratégiques d’essence afin d’éviter la pénurie. En parallèle, les CRS sont envoyés pour débloquer les dépôts pétroliers et certains grévistes assument la confrontation jusqu’au bout. Les deux dernières semaines du mois de mai auront été le point culminant du mouvement avec de nombreuses manifestations, y compris certaines le soir en réaction directe à l’utilisation de l’article 49.3 de la constitution et avec les blocages de dépôts pétroliers et la grève des routiers.
En juin, le mouvement continue et le gouvernement commence à craindre que celui-ci ne perturbe la bonne tenue de l’Euro 2016 de Football qui se tient en France du 10 juin au 10 juillet. Le 14 juin, une immense manifestation a lieu à Paris, les affrontements sont les plus violents depuis le début du mouvement, les syndicats affirment que la manifestation a rassemblé un million de personnes mais ce qui fait les gros titres, c’est le fait qu’un manifestant ait brisé des vitres de l’hôpital pour enfant Necker. Cet événement isolé est utilisé par les médias bourgeois pour discréditer l’ensemble du mouvement social, le gouvernement instrumentalise ces vitres cassées et menace d’interdire les prochaines manifestations. Le 14 juin semble marquer un baroud d’honneur du mouvement. Il y aura bien quelques autres manifestations plus tard mais elles ne rassembleront que quelques dizaines de milliers de personnes dans toute la France. Le gouvernement aura fait passer sa réforme coûte que coûte, satisfaisant ainsi les exigences du patronat. Malgré cela, le mouvement de 2016 aura constitué un vrai retour des luttes sociales, six ans après le dernier mouvement social de grande ampleur, contre la réforme des retraites de Sarkozy.
Septembre – Octobre 2017 : L’échec du mouvement contre la « Loi Travail 2 »
En Septembre 2017, quelques mois après son élection, Macron souhaite réformer le code du travail par ordonnances. Il souhaite aller plus loin que la loi travail passée en 2016 en plafonnant les indemnités prud’homales en cas de licenciement illégal, faciliter les licenciements collectifs et étendre à la plupart des domaines la possibilité de faire des accords d’entreprise dérogeant au code du travail et aux conventions collectives. Très vite, les syndicats appellent à manifester, ils ne souhaitent pas se faire doubler comme ce fut le cas en 2016. La première grande journée de manifestation, le 12 Septembre, réunie 400 000 personnes selon les syndicats. Une réussite. Mais le mouvement ne s’accompagne pas d’une grande mobilisation lycéenne et les étudiants sont moins actifs qu’en 2016. On compte quelques lycées bloqués à Paris mais pas grand chose de plus. Il y a du Monde dans la rue pour une première journée d’action, mais il n’y a pas de dynamique comme ce fut le cas en 2016.
La loi travail 2 n’est pas la seule mesure du gouvernement contestée en cet automne 2017, en effet, les retraités descendent également dans la rue contre l’augmentation de la CSG qui fait baisser leurs revenus et les fonctionnaires exigent le dégel de leur point d’indice. La simultanéité de ces mobilisations donne un certain espoir, de nombreux militants appellent à la fameuse « convergence des luttes », qui sonne plus comme un mot d’ordre creux que comme une réalité sur le terrain. La mobilisation prend un peu d’ampleur avec l’entrée en grève des routiers qui bloquent des dépôts pétroliers faisant craindre une pénurie d’essence. Cependant, l’absence de dynamique du mouvement fait très vite cesser les blocages. Lors de la deuxième manifestation contre la loi travail 2, le 21 septembre, les manifestants sont bien moins nombreux que lors de celle du 12 septembre.
Le 10 Octobre, les fonctionnaires sont dans la rue pour le dégel de leur point d’indice et contre les suppressions de postes, ils sont rejoints par les opposants à la loi travail 2, les manifestants sont nombreux dans toute la France, environ 400 000, mais là encore, il n’y a pas de réelle dynamique.
Les syndicats appellent à nouveau à une journée de mobilisation le 16 novembre mais les manifestations ne font pas le plein, le mouvement s’éteint petit à petit, l’absence de dynamique lui aura été fatale.
La tentative de mouvement social de l’automne 2017 marque un échec de mobilisation. Deux ans et demi après, il est encore difficile de savoir vraiment pourquoi ça n’a pas marché. Le désintérêt des masses pour un mouvement apparaissant comme inutile, perdu d’avance, a sans doute joué. En effet, dès les premières manifestation, il était assez évident que la réforme allait passer, les ouvriers n’avaient certainement pas envie de perdre des journées de salaires pour un mouvement qui leur semblait de toute façon perdu d’avance. Le dynamique n’a jamais vraiment été au rendez-vous, le travail de mobilisation n’a pas été assez fait chez les étudiants et lycéens, mais aussi au sein des entreprises. Un autre facteur d’explication est peut être le fait que de nombreux militants se sont un peu trop reposés sur l’idée selon laquelle la dynamique de la loi travail allait revenir toute seule, ce qui est une erreur récurrente. Une personne ayant participé à un mouvement social il y a deux ans ne participera pas forcément spontanément à un nouveau mouvement social si il a lieu aujourd’hui. Il faut sans cesse mener un travail de mobilisation des masses. Au delà de ça et comme toujours, le manque de structuration a encore posé problème.
Printemps 2018 : le ras le bol de la politique de Macron !
Le printemps 2018 a également vu un vaste mouvement social se dérouler sur le territoire de l’État français. Dans les facs et les lycées, c’est la mise en place de la sélection à l’entrée de l’Université qui a déclenché la colère. À la SNCF, c’est la suppression du statut de cheminot qui a entraîné une « grève perlée » de plusieurs mois, et chez les fonctionnaires, c’est la suppression de milliers de postes qui aura lancé une dynamique de lutte.
Dès l’automne 2017, Macron avait annoncé une réforme de l’accès aux études supérieures et les premières pistes laissaient penser à la mise en place de la sélection à l’entrée de l’Université, vieux projet de la bourgeoisie ayant échoué à plusieurs reprises, notamment en 1986, grâce à une opposition massive dans la rue, les Universités et les lycées.
L’annonce de cette réforme n’a pas beaucoup fait parler mais les quelques personnes conscientes du danger d’une telle réforme ont tenté, dès l’automne, de mobiliser les lycéens et les étudiants sur cette question, sans succès. Mais début 2018, la réforme se concrétise, la plateforme ParcourSup est mise en place et lycéens et étudiants tentent à nouveau de lancer une mobilisation.
Le mouvement prend très vite à Toulouse et Montpellier, particulièrement dans les Universités Toulouse Le Mirail et Montpellier Paul Valéry, deux facs dans lesquelles les assemblées générales rassemblement vite des centaines puis des milliers de personnes et où les actions militantes se multiplient. À Toulouse, en plus de contester la sélection à l’Université, les étudiants contestent également la fusion de leur Université avec une autre dans le but de faire des économies. Dans les autres villes de France, la mobilisation est un peu au point mort, y compris dans les Universités où les mouvements sociaux prennent bien d’habitude comme Paris 1 Tolbiac ou Rennes 2.
À Bordeaux, des lycéens tentent de faire bouger les choses et une manifestation a lieu le 1er février, elle rassemble environ 2000 personnes, ce qui est un bon début. En parallèle, le gouvernement annonce une réforme de la SNCF qui attaque directement les droits des cheminots en préparant la suppression de leur statut. Les syndicats de travailleurs du rail se préparent à lancer une mobilisation, ce qui donne de l’espoir au mouvement lycéen et étudiant qui peine à se lancer. Début mars, alors que le mouvement étudiant grossit à Montpellier et Toulouse, un blocage de l’Université Bordeaux 2, située en plein centre ville, est organisé le jour d’une manifestation contre la sélection à la fac. Quelques jours plus tard, un deuxième blocage a lieu et est réprimé par la police, les bloqueurs décident alors d’occuper l’Université, le Président de celle-ci appelle la police qui débarque dans l’amphithéâtre occupé et tabasse les étudiants mobilisés. Cet événement, qui choque de nombreux étudiants, lance le mouvement à Bordeaux, qui se concrétise par l’occupation de l’Université.
Dans le même temps, différents secteurs entrent en mouvement. Les retraités manifestent contre l’augmentation de la CSG, les fonctionnaires contre les suppressions de postes et les postiers contre la réorganisation de leur activité.
Le 22 mars, des manifestations sont organisées partout au sein de l’État français et rassemblent plus de 500 000 personnes, majoritairement des fonctionnaires. Cette journée de grève et de manifestation marque également le début du mouvement social des cheminots qui sont très nombreux à faire grève ce jour là. À Paris et dans d’autres villes, de violents affrontements ont lieu entre manifestants et policiers. Cette journée de manifestation est également l’occasion pour de nouvelles universités d’entrer en mouvement. À Bordeaux, l’Assemblée Générale d’après manif rassemble plus de 3 000 personnes sur la Place de la Victoire, il y a trop de Monde pour faire cette assemblée générale dans la fac occupée, ce qui ne permet donc pas à celle-ci de se tenir dans de bonnes conditions. Les postiers de Gironde qui sont déjà en grève depuis une semaine contre la réorganisation de leur travail profitent de cette journée de manifestation pour nouer des liens avec les étudiants et les fonctionnaires en lutte, ça fonctionne et une caisse de grève est organisée à l’improviste par des étudiants qui récupèrent très vite plusieurs centaines d’euros qui seront distribués plus tard aux grévistes.
La journée du 22 mars aura été un modèle de réussite en terme de mobilisation, les cheminots auront pu jauger leurs forces avant d’entrer dans le dur du mouvement, les étudiants seront descendus massivement dans la rue et auront étendu leur mobilisation à de nouvelles facs, les fonctionnaires auront été très nombreux à faire grève et les manifestations et assemblées générales auront été l’occasion de créer des ponts.
Mais c’est un autre événement de ce 22 mars qui restera dans les mémoires. À Montpellier, après la manifestation, une assemblée générale organisée dans la fac de droit, en plein centre ville, débouche sur une tentative d’occupation nocturne. Le Président de l’Université organise alors une milice fasciste composée de militants d’extrême droite locaux, de chargés de TD et profs armés de bâtons en bois. Sur les coups de minuit, la milice fasciste agresse violemment les étudiants qui occupaient la fac, plusieurs occupants sont blessés, les agresseurs s’en vont escortés par la police. Une vidéo est très vite publiée sur les réseaux sociaux et fait le buzz. Le lendemain, l’affaire est très médiatisée, la fac de Montpellier est fermée et la plupart des facs de France expriment leur solidarité.
Cet événement va lancer la mobilisation dans plusieurs Universités de France. Au 22 mars, des Universités ou des IEP sont bloqués à Bordeaux, Nancy, Pau, Poitiers, Toulouse, Nantes, Lille, Grenoble, Paris, Limoges, Lyon, Montpellier et Rennes. Dans les jours qui suivent, d’autres universités comme celles de Metz, Nice, Saint-Étienne ou encore Rouen organisent des blocages. Des occupations ont également lieu dans de nombreuses universités. Celles-ci sont sont l’occasion pour les étudiants mobilisés d’exprimer leur solidarité à l’égard des victimes de répression policière et fasciste mais également de créer des liens avec les secteurs en lutte comme les postiers, les cheminots ou encore les fonctionnaires. À l’Université de Bordeaux, par exemple, des assemblées générales inter-luttes ont lieu dans un amphithéâtre de l’Université occupée.
La CGT annonce une nouvelle manifestation pour le 19 avril, presque un mois après celle du 22. Chez de nombreux syndiqués, c’est l’incompréhension. Un mouvement social général est en train de naître, celui-ci voit des liens se créer entre les étudiants, les cheminots, les postiers et les fonctionnaires, mais les directions syndicales se contentent d’un appel timide à une grève et manifestation de la fonction publique pour le 19 avril alors que le contexte est favorable à un appel plus général et surtout bien plus tôt. Sans grande journée de manifestation imminente, le mouvement étudiant tente malgré tout de continuer à se développer et ça commence enfin à vraiment bouger sur Paris, le blocus illimité est voté le 3 avril à Tolbiac, alors déjà occupée depuis une semaine, des blocages sont également organisés à Paris 4, Paris 3, Paris 8 mais aussi Science Po. À Paris 10 (Nanterre) le mouvement commence également à prendre de l’ampleur et le 9 avril, une intervention policière a lieu, ce qui met le feu au poudre et déclenche un mouvement de blocage et d’occupation dans les jours qui suivent.
Alors qu’un mouvement social est bel et bien en cours dans les facs, à la SNCF, du côté des retraités, des fonctionnaires et des postiers, les directions syndicales préfèrent jouer la carte de l’apaisement et de la négociation avec le gouvernement au lieu d’assumer leur rôle de galvaniseur des luttes. Côté étudiant, l’absence de direction concrète du mouvement à l’échelle nationale mais aussi locale se fait sentir. En effet, le noyautage par l’UNEF, syndicat étudiant dont la tendance majoritaire est coutumière des trahisons, de la coordination nationale étudiante, entraîne de fait la difficulté pour le mouvement de se coordonner nationalement avec une volonté claire de lutter. De l’autre côté, la coordination nationale des luttes est noyautée par les autonomes et les insurrectionnalistes, avec comme conséquence la prédominance d’une ligne politique petite bourgeoise déconnectée des luttes prolétariennes.
La difficulté de se coordonner nationalement sur une ligne de classe et avec une volonté affirmée de lutter s’explique en partie par la composition sociologique du milieu militant étudiant. En effet, les étudiants souhaitant utiliser les ponts avec les autres secteurs en lutte comme des moyens pour le mouvement étudiant de faire avancer la lutte des classes sont pris en étaux entre d’un côté des opportunistes de droite utilisant les mouvements sociaux comme un moyen de gravir les échelons d’un syndicat qui forme les futurs cadres des partis sociaux-démocrates et de l’autre des militants petits bourgeois en recherche d’adrénaline. L’incapacité des étudiants souhaitant faire avancer la lutte des classes à prendre la direction politique du mouvement national aura coûté cher à la mobilisation étudiante. La ligne floue de la « convergence des luttes » aura pris le pas sur une ligne réellement révolutionnaire affirmant qu’il n’y a rien de tel que la convergence des luttes : la lutte des étudiants contre la sélection à l’entrée de l’Université et la lutte des cheminots contre la destruction de leur statut ne sont pas deux luttes distinctes, elles s’inscrivent toutes les deux dans le cadre de la lutte des classe, car la lutte pour le droit des enfants d’ouvrier à faire des études supérieures est bel et bien un combat de classe et non une simple « lutte étudiante » déconnectée des conflits de classe.
Ainsi, comme au printemps 2016, la jeunesse aura été très active durant quelques mois mais aura également eu beaucoup de mal à se structurer de manière pérenne sur une ligne révolutionnaire de classe. Cette absence de direction politique aura empêché le mouvement de s’élargir et de toucher tous les étudiants qui étaient pourtant majoritairement en défaveur de la loi Vidal instaurant la sélection à l’entrée de l’Université. Les différents saccages d’Universités, notamment à Tolbiac ont sans doute contribué à donner aux étudiants une mauvaise image du mouvement. De même, la transformation de certaines Universités occupées en véritables squats où ce qui comptait n’était plus de lutter contre la loi Vidal mais de faire la fête en consommant tout ce qui est possible et imaginable aura grandement contribué à donner une image désastreuse du mouvement social. Il s’agit là encore d’une conséquence de l’absence de direction politique capable de donner une orientation au mouvement, capable d’avoir une stratégie révolutionnaire de long terme et d’inscrire les mouvements sociaux dans le cadre de cette stratégie.
Du côté des cheminots, les semaines passant – et avec elles les pertes de salaire – ont contribué à essouffler le mouvement, qui a pris fin et a laissé la possibilité à Macron de faire adopter son projet de loi. Il faut dire que les cheminots se sont rapidement retrouvés seuls, les confédérations syndicales ayant cessé les appels à la grève dans la fonction publique et les étudiants n’ayant pas de direction politique capable d’enclencher une dynamique de soutien aux travailleurs du rail.
Si nous devions tirer un bilan de ce mouvement social du printemps 2018, deux ans après, nous pourrions dire sans doute qu’il a été une réussite partielle. Il aura permis de donner envie de lutter à de nombreuses personnes, de réveiller la combativité de certains étudiants, de nombreux cheminots, de certains fonctionnaires et postiers. D’un autre côté, il aura coupé certains étudiants des réseaux militants et donné une très mauvaise image du militantisme estudiantin, cela étant du à la ligne petite bourgeoise qui n’a pu s’exprimer que car les révolutionnaires n’ont pas su prendre le leadership du mouvement et le protéger de ces dérives. Et, évidemment, et ce n’est pas anecdotique, il n’aura pas été capable de faire reculer le gouvernement tant sur la réforme de la SNCF que sur la mise en place de la sélection à l’entrée de l’Université.
Décembre 2019 – Février 2020 : La bataille des retraites
Alors que le gouvernement de Macron avait promis de faire passer une réforme des retraites, supprimant les régimes spéciaux et créant un régime unique par points, le 13 septembre 2019, les salariés de la RATP (transports en commun de Paris), bénéficiant d’un régime spécial, font une journée de grève extrêmement massive, comme un avertissement au gouvernement. Quelques jours plus tard, les syndicats de la RATP promettent de lancer une grève illimitée à partir du 5 décembre si le gouvernement ne renonce pas à supprimer leur régime spécial.
Les semaines passent, et le projet du gouvernement semble se concrétiser, des mesures sont dévoilées et elles attaquent violemment le droit des travailleurs à bénéficier d’une retraite. Les syndicats de cheminots, qui bénéficient également d’un régime spécial, rejoignent alors l’appel à la grève pour le 5 décembre, puis, d’autres secteurs suivent et les confédérations syndicales finissent par appeler à faire de cette date une journée massive de lutte.
Le 5 décembre, la grève est effectivement extrêmement suivie dans de nombreux secteurs, et 1,5 million de personnes manifestent dans de nombreuses villes de l’État français. À l’époque, dans La Cause du peuple, nous écrivions « La grève était prévue depuis plus de deux mois à la RATP, mais c’est bel et bien une grève interprofessionnelle qui a eu lieu : le réseau de métro parisien était paralysé, le trafic ferroviaire aussi, sept raffineries étaient en grève, les ports et les docks étaient à l’arrêt, des chauffeurs routiers ont organisé des opérations de blocage, plus de la moitié des enseignants étaient en grève et de nombreuses écoles ont été fermées, les éboueurs étaient en grève à Marseille et Montpellier, les électriciens et gaziers d’EDF et Engie étaient en grève, et dans de nombreux autres secteurs encore, des mobilisations ont eu lieu. »
Le lendemain, comme prévu, la grève continue à la SNCF et à la RATP et les cheminots comme les agents RATP organisent des actions dans différentes villes. À Lyon, des manifestations sont organisées tous les jours. Cette fois, le message est clair : il vaut mieux un mouvement social qui dure quelques semaines avec une grève très forte et de grandes manifestations qu’un mouvement qui s’étend sur plusieurs mois mais avec des journées de grève éparses et peu suivies. Et pour cause, la base syndicale est très déterminée. Un exemple frappant de cela est l’UNSA RATP : alors que l’UNSA n’appelle même pas à manifester, les adhérents de l’UNSA RATP, premier syndicat aux élections professionnelles de la régie des transports parisiens, participent massivement au mouvement, sont présents sur le piquets de grève et dénoncent ouvertement la position de leur direction syndicale.
Dans les facs, ça bouge également, et de nombreuses universités connaissent des blocages, comme à Paris, Lyon, Strasbourg ou encore Rennes. Par ailleurs, certaines universités reportent les examens du 1er semestre en raison des grèves et des blocages.
L’extrême droite, de son côté, se positionne en faveur du mouvement social. Bien-sûr, c’est une position de façade, une stratégie politique qui vise à faire croire aux masses que le RN, parti fasciste de Marine Le Pen, est du côté de la classe ouvrière, ce qui est évidemment totalement faux. Les ouvriers ne s’y trompent pas, et les fascistes ne sont pas les bienvenus sur les piquets de grève ou dans les cortèges. Ainsi, le député fasciste Sébastien Chenu a été expulsé d’un piquet de grève à Pouvry, dans le Nord.
Le 10 décembre, alors que la grève se poursuit à la RATP et à la SNCF et que les trains et métros sont peu nombreux à circuler, une deuxième journée de manifestation est organisée partout dans l’État français. Avec près de 900 000 manifestants, et pour une journée organisée en à peine cinq jours, c’est une immense réussite. Après cette nouvelle journée réussie, les syndicats appellent à de nouvelles manifestations les 12 et 17 décembre.
Dans le même temps, de nombreux blocages ont lieu partout sur le territoire de l’État français. Ainsi, le 11 décembre, dans La Cause du Peuple, nous écrivions « À Rouen, Aubervilliers, dans les raffineries pétrolières, sur les ronds points, devant les commissariats, les usines et les dépôts, les blocages et piquets tenus tous les matins, toute la journée ou même jour et nuit se sont multipliés comme des petits pains depuis le 5 décembre. À Aubervilliers, depuis jeudi 05, le dépôt RATP de la Haie Coq, proche du dépôt de Flandres, lui aussi bouclé, est bloqué tous les matins. Vendredi 06, sur un carton, on pouvait lire en lettres rouges “EN GREVE”. »
Alors qu’un scandale de conflit d’intérêt éclabousse Jean-Paul Delevoye, l’architecte de la réforme des retraites, illustrant toute la corruption du système, la journée du 17 décembre est historique avec près de deux millions de manifestants et des actions de blocage spectaculaires un peu partout sur le territoire de l’État français (blocage du port pétrolier de Lyon, coupures d’électricité ciblées, blocages de dépôts bus de la RATP).
Alors que les médias bourgeois et les politiciens appellent à une « trêve du mouvement pour Noël », accusant les syndicats de vouloir « gâcher les fêtes », les cheminots et agents RATP ne cèdent pas au chantage et continuent leur mouvement pendant les fêtes.
Le 9 janvier, une nouvelle journée de manifestation est organisée et voit défiler 1,7 million de personnes sur tout le territoire de l’État français, avec quelques affrontements à Paris, et, comme tout au long du mouvement social, une importante répression policière. En ce sens, nous écrivions en décembre 2019 « Alors que ces cas de violences policières contre les opposants à la réforme des retraites se multiplient, le régime capitaliste de l’État français montre une fois de plus son vrai visage : celui d’une dictature de la classe capitaliste, classe qui est prête à toutes les violences pour maintenir sa domination et imposer ses réformes antisociales. La police nationale, quant à elle, nous confirme une fois de plus qu’elle n’est qu’une institution de répression au service de la bourgeoisie et qu’elle est composée en grande partie d’individus assoiffés de violence qui choisissent de devenir policiers dans le but de pouvoir exercer ces violences sans risquer de poursuites judiciaires. »
Dans le même temps, la grève s’étend au secteur pétrolier et, à partir du 7 janvier, les huit raffineries de l’État français sont touchées par le mouvement. Dans la plupart d’entre elles, pendant cinq jours, aucun produit pétrolier n’est sorti, ni par bateau, ni par camion, ni par pipeline.
Le 10 janvier, avec 37 journées consécutives de grève, ce conflit social devient le plus long de l’histoire de la SNCF, mais la mobilisation faiblit de plus en plus, tant à la SNCF qu’à la RATP. En effet, et malgré les caisses de grève qui récoltent des millions d’euros, la perte de revenu commence à sérieusement se faire sentir pour de nombreux travailleurs du rail ou du métro parisien.
Les manifestations également rassemblent de moins en moins de Monde, et, le 17 janvier, les assemblées générales d’agents RATP votent massivement la reprise du travail, ce qui met fin à la grève sur la plupart des lignes du métro parisien, à l’exception de la ligne 13, qui reste encore perturbée. Ainsi, et malgré la grande baisse de mobilisation, le 22 janvier, après 49 jours de grève, le mouvement devient le plus long de l’histoire de la RATP.
La journée du 24 janvier semble marquer un baroud d’honneur du mouvement, avec 1,3 million de manifestants selon les syndicats. Les manifestations des semaines suivantes rassembleront de moins en moins de Monde, et, à partir de la fin février, l’épidémie de Covid-19 met fin au mouvement. Quelques semaines plus tard, lors de son allocution télévisée, Macron annonce la suspension du projet de loi. Difficile à dire pour le moment si le projet reviendra à l’ordre du jour une fois l’épidémie passée, ou si le gouvernement préfère ne pas prendre ce risque dans un soucis d’apaisement, alors qu’il craint des révoltes dans l’après confinement. En effet, il est fort probable qu’un retour de la réforme à l’ordre du jour entraîne un nouveau mouvement social dans un moment où la colère des masses populaires contre le gouvernement est bel et bien présente.
Le mouvement social contre la réforme des retraites est le dernier mouvement « traditionnel » en date au sein de l’État français, et si il aura été relativement court comparé à celui contre la loi travail, il aura été néanmoins d’une grande intensité avec des manifestations rassemblant beaucoup plus de personnes qu’en 2016, et avec des grèves reconductibles massivement suivies dans les secteurs clés de l’économie.
En terme de combativité, nous pouvons ainsi dire que ce mouvement aura été particulièrement fort, avec notamment une détermination des bases syndicales pas vue depuis des années, avec une utilisation très fréquente de méthodes illégales comme les blocages, et avec des travailleurs qui se défendaient physiquement face aux charges policières lors de ces actions.
Si le mouvement, qui était de toute façon en train de s’éteindre, a été stoppé par l’épidémie de Covid-19, il marque donc néanmoins une étape importante dans l’intensification des contradictions de classe au sein de l’État français. Il s’agit maintenant pour les révolutionnaires, à l’avenir, d’être capables de prendre la direction politique de tels mouvements sociaux afin de les inscrire dans une stratégie globale visant à l’abolition totale et définitive du système capitaliste !