En réponse à notre article sur l’ensauvagement de la société, un lecteur nous a adressé une réponse. Nous la publions.
Récemment un article de la Cause du Peuple a été publié pour parler de l’ensauvagement, un « phénomène apocalyptique » dépeint par divers politiciens et intellectuels. Il ne s’agit pas d’une invention de l’extrême droite, ce n’est pas une de leur trouvaille, ce n’est pas un courant surgit de l’imaginaire de l’extrême droite sans rapport avec la réalité. Il faut aller chercher le sens de ce terme dans l’histoire de notre société. On ne peut pas comprendre notre société sans retracer son passé, son évolution.
N’importe qui le sait, le voit, la violence est partout. Des bases américaines au Pakistan aux colonies israéliennes, de l’apartheid et des vestiges de la colonisation aux émeutes contre les politiques d’austérité partout dans le monde, des trafics d’humains aux canots pneumatiques surchargés en méditerranée, ou de l’accumulation toujours plus scandaleuse de millions dans quelques poches à la misère du chômage et la dévastation des habitats sur le globe. Partout la violence règne, partout il y a injustice, dévastation, conflit.
Il ne s’agit pas d’une analyse politique, il s’agit d’un constat. Avant d’avoir des idées sur le monde dans lequel on vit et sur notre société, il faut l’avoir vu, l’avoir éprouvé, l’avoir vécu. Les idées, les théories politiques, viennent après l’expérience la plus immédiate. Autrement dit, la compréhension que l’on a de ces phénomènes est une question de représentation du monde, selon la place qu’on y occupe, selon des conceptions politiques. Ne pas voir les exemples cités plus haut, et ne voir que les petits larcins et les agressions au coin de la rue témoignent aussi d’une vision politique, ce que l’article sur l’ensauvagement souligne très bien.
Lorsque les communistes analysent la société, son injustice, sa violence, ils ne donnent pas une posture morale, ils ne donnent pas un avis en réaction à d’autres. Ils se basent sur le marxisme, qui est à la fois une théorie et une méthode qui permet d’analyser chaque chose. Comme toute science, elle connaît ses développements, elle s’enrichit et ne reste pas figée dans le domaine des idées. Dans le Manifeste du parti communiste, Marx et Engels exposent le point de vue marxiste : « Que démontre l’histoire des idées, si ce n’est que la production intellectuelle se transforme avec la production matérielle ? Les idées dominantes d’une époque n’ont jamais été que les idées de la classe dominante. »
« Quand le monde antique était à son déclin, les vieilles religions furent vaincues par la religion chrétienne. Quand, au 18e siècle, les idées chrétiennes cédèrent la place aux idées de progrès, la société féodale livrait sa dernière bataille à la bourgeoisie, alors révolutionnaire. »
Notre société est dominée depuis plusieurs siècle par le capitalisme, qui est un mode de production à part entière, différent des précédents, mais conditionné par les précédents (le féodalisme). Avec les transformations économiques, on a vu des transformations dans le domaine des idées, les sciences et la technique ont fait d’énorme progrès, les notions de liberté, d’égalité, ont accompagné l’essor du capitalisme. L’idéologie bourgeoise s’est affirmée contre l’idéologie féodale. C’est à dire l’humanisme, les Lumières, le règne de la rationalité, le triomphe des valeurs universelles que sont la liberté, l’égalité et la fraternité, les droits de l’Homme. La bourgeoisie a jetté à bas l’ancien édifice féodal dans une série de révolutions qui ont changé la face du monde.
Mais le capitalisme, qui repose sur l’accumulation et la concentration de capital et sa propriété privée, n’a pas arrêté son développement au 18e siècle. La concentration de capital est devenue telle, que des monopoles financiers ont vu le jour. Ces monopoles, présents dans une poignée de pays principalement en Europe, dirigent toute la société, mêlant de manière toujours plus indissociable l’appareil d’Etat les banques et l’industrie. Cette formidable machine économique et politique dominant la totalité de la société, avec ses institutions et sa police, son armée, ne demandait qu’une chose : continuer de s’accroître, et pour ça il fallait étendre le marché, et renverser les monopoles concurrents.
D’où la bourgeoisie tient elle sa puissance ? Les marchandises, les ateliers, les usines n’ont pas surgi du sol. C’est le prolétariat, contraint de livrer sa force de travail contre quelques pièces, privé de tout pouvoir politique, arraché à la vie paysanne de manière brutale, et dont la moindre contestation était réprimée dans le sang, qui a produit les grandes richesses que compte le monde moderne, c’est le prolétariat qui produit dans la grande industrie, qui transforme la nature pour assurer tous nos besoins. Autrement dit, le capitalisme c’est l’exploitation de la production sociale à des fins privées. On peut résumer le capitalisme de la manière suivante : le travail est socialisé (dans pans entiers de la société y participent), l’appropriation est privée. Les monopoles dominent de très loin la petite production individuelle et les petites et moyennes entreprises sans cesse menacées par son hégémonie.
Quel rapport avec l’ensauvagement ? Jusque là le lien ne paraît pas évident. Pour le comprendre il faut savoir comment le monde moderne évolue, non pas d’un point de vue idéalisé, mais en se basant sur l’évolution matérielle des sociétés.
Le règne tyrannique des monopoles financiers, c’est ce qu’on appelle l’impérialisme. Les puissances européennes, dotées d’un arsenal industriel et militaire jamais égalé dans l’histoire humaine grâce à la formidable accumulation de capital, se sont lancées dans la plus grande opération de pillage et d’asservissement de l’histoire à la fin du 19e siècle : la colonisation. Il s’agissait pour quelques pays capitalistes de mettre la main sur l’ensemble des ressources du globe, cette entreprise à amener à la conquête quasi totale de la planète par une poignée de monopoles régnant sur de vastes empires coloniaux. Tous les moyens ont été utilisés : prêts et endettement, invasion militaire pour récupérer l’argent prêté, etc. Il n’y avait pas de FMI à l’époque mais le principe reste le même.
Les bourgeois et leurs historiens, leurs intellectuels, habitués à falsifier l’histoire, ont habillement réussi à faire disparaître de leurs livres d’histoire les massacres de centaines de milliers d’ouvriers au 19e siècle, en France (les canuts, et les dizaines de milliers d’hommes, femmes et enfants de la Commune de Paris, fusillés), en Allemagne (les 6000 morts de faim du textile et bien d’autres), aux USA, en Angleterre, etc. Ensuite, ils sont parvenus à faire disparaître miraculeusement les faits de la colonisation. Les massacres de villes et villages entiers, le découpage d’oreilles et de têtes par les soldats européens, les pillages et les viols, et la déportation massive d’esclaves et de main d’œuvre ouvrière pour enrichir les bourgeois. On parle de dizaines de millions de personnes.
Pourquoi une telle opération de falsification et de mensonge ? Parce que les grandes et nobles idées de progrès, d’égalité et de liberté universelles se sont heurtées à la réalité de l’exploitation la plus cruelle et la plus bestiale. Pour défendre la liberté, il fallait asservir les autres peuples. Pour défendre l’égalité, il fallait proclamer les différences de race. Pour la fraternité, envoyer la police et l’armée mater les insurgés. Beaucoup de justification ont été données pour travestir le pillage en « mission civilisatrice ». Sans exploitation les capitalistes n’accumulent pas de profits, et si les capitalistes faiblissent, la révolution menace car le prolétariat n’entend pas se laisser exploiter indéfiniment, et les peuples colonisés n’entendent pas se laisser marcher dessus. Le relativisme moral qu’il a fallu pour rendre acceptable ce qui ne l’est pas, Aimé Césaire a appelé ça l’ensauvagement, pour décrire le colonialisme et son appareil de propagande.
Mais ce n’est pas tout. Les bourgeois impérialistes n’avaient bientôt plus aucun pays nouveau à conquérir, ils avaient déjà tout : aucun continent n’a été épargné. Leur concurrence s’est alors accentuée jusqu’à déboucher sur la Première Guerre Mondiale : près de 20 millions de morts dans le seul but de s’approprier les marchés concurrents par la force.
A cette époque le cri de colère des exploités envoyés à la mort pour les profits de la finance a retentit en 1917 avec la Révolution d’Octobre, c’était un espoir immense pour le prolétariat et la paysannerie du monde entier, et le début d’une menace mortelle pour la bourgeoisie. Ce que les communistes ont montré, c’est qu’il était possible de mettre fin à la barbarie impérialiste. Le triomphe de l’URSS est apparu pour les bourgeois comme une menace telle que leur seul remède était de suspendre leur précieuse démocratie bourgeoise et la remplacer par la dictature ouverte et brutale de la finance, c’est à dire le fascisme. Ensuite, chaque puissance impérialiste cherchait à s’allier avec les fascistes en Allemagne et en Italie pour les pousser à la guerre contre l’URSS, mais les fascistes ont profité de la situation pour asservir d’abord toute l’Europe et une partie de l’Afrique et de l’Asie. La Seconde Guerre Mondiale est le conflit le plus meurtrier de l’histoire humaine. Le détail des massacres, des génocides, n’est pas différent du reste de l’histoire de l’impérialisme et de la colonisation, à ceci près que pour la première fois des méthodes qui jusque là étaient réservées aux colonies ont été appliquées sur le sol européen. Les bourgeois occidentaux ont feint l’incompréhension alors que Hitler, c’est leur pantin, c’est le condensé de leur idéologie d’exploiteurs.
Après la guerre, le communisme est devenu la plus grande menace pour l’impérialisme, les colonies se soulevaient pour leur indépendance : Cameroun, Chine, Algérie, Vietnam, Inde, etc. Partout les communistes s’organisaient et prenaient les armes pour contribuer à l’indépendance, partout la réponse des impérialistes a été le massacre, les tortures, la dévastation. L’indépendance politique a été plus ou moins accordée, mais l’ingérence du capital financer est resté la même. Les pays « en voie de développement » ne se développeront jamais car ils sont parasités par l’impérialisme qui draine ses richesses, pille ses sols et contraint ses peuples à aller cherche une meilleure vie ailleurs. Quand deux impérialismes s’affrontent, c’est la guerre, comme en Ukraine et bientôt en Biélorussie, comme ça a été le cas en Yougoslavie, ce qui montre le vrai visage de l’Europe de la paix.
Pour résumer, le capitalisme a simplifié les contradictions entre exploiteurs et exploités à l’échelle mondiale, il a en quelque sorte «uni» les peuples du monde sous un même joug. Les bourgeois impérialistes ne partagent rien de commun avec les prolétaires de leur propre nation, ils vivent dans un autre monde. Un monde aveugle à la barbarie et à la violence la plus avilissante, un monde qui entretient la corruption et met en place leurs portes sandales au Brésil, aux Philippines, au Sénégal ou en Égypte. Ces mêmes vendus qui permettent aux multinationales le pillage de leur propre terre, de leur propre peuple.
L’ensauvagement se trouve là, dans la décadence de la bourgeoisie qui accroît l’exploitation et l’oppression pour se maintenir, c’est là qu’il puise, dans l’idéologie bourgeoise abrutissante et dépolitisante qui refuse de voir son histoire en face, qui voit le peuple comme une menace, qui distille ses préjugés raciaux comme un poison. Dans sa doctrine la bourgeoisie cherche à embrigader, à faire adopter son point de vue, à poser ses conditions et les limites de la vie politique. Elle veut toujours que l’on joue sur son terrain. Tous ses intellectuels et chroniqueurs, qu’ils se disent à gauche ou à droite, ne sont que la continuité de ce qui existait déjà à l’époque coloniale, il n’y a aucune nouveauté à leurs discours, à leurs mensonges, à leur absence de mémoire historique. Ils partagent la même crainte de voir leur monde renversé. Ce monde n’est pas le notre, sa chute c’est notre élévation à nous, prolétaires. Face à leur déclin et leurs craintes, ils tentent de nous terroriser, ils tentent de nous associer à eux. En parlant d’ensauvagement, ils essayent de laver le sang que les impérialistes ont sur les mains, ils essayent de décrédibiliser notre juste révolte après avoir financé le terrorisme aux quatre coins du monde.
Nous communistes nous considérons la bourgeoisie impérialiste comme la plus grande menace que l’humanité a jamais porté, car nous voyons ce qu’elle fait, nous entendons son double discours. Mais nous ne sommes pas effrayés par sa sauvagerie ni par ses chiens de guerre, nous savons qu’en même temps que l’impérialisme s’enfonce dans sa putréfaction et prépare ses prochaines guerres de rapine, les conditions d’une société meilleure émergent à grand pas. La voie contre la barbarie c’est celle de la révolution socialiste, c’est la fin des monopoles financiers, la fin de l’appropriation par quelques uns de la richesse de toute l’humanité, la fin du brigandage par Areva, Danone, ou Vinci, et tant d’autres.
Nous voulons une société où les hommes et les femmes prolétaires, et paysans des pays opprimés, vivent dans la dignité des fruits de leur travail, où la direction de l’économie n’appartient pas à des délinquants en col blanc, mais à ceux qui la font tourner, et où la vie politique n’est pas un spectacle décadent où l’obscène rivalise avec l’hypocrisie, mais le moyen de régler chaque problème concret selon les intérêts collectifs, avec pour objectif la fin de l’exploitation.
La bourgeoisie n’a aucun intérêt à voir cette société nouvelle apparaître car elle a tout à perdre : richesse et pouvoir d’État. Plus que jamais la lutte de classe s’aiguise à notre époque, et plus la contestation grandit et plus les révolutionnaires émergent, plus la bourgeoisie active ses éléments les plus barbares, les plus racistes, les plus rétrogrades, plus elle leur donne de pouvoir, précipitant ainsi l’ensauvagement de la société, c’est à dire l’embrigadement vers le fascisme, ultime recours de la bourgeoisie pour empêcher le triomphe du prolétariat partout dans le monde.
C’est là que repose la séparation fondamentale entre le point de vue bourgeois, et le point de vue prolétarien sur chaque problème de la société. Il s’agit de points de vue inconciliables, le premier naît des cauchemars du tortionnaire face à la révolte qu’il prétend ne pas comprendre ; l’autre de la lutte pour la dignité humaine, forgé par la réalité de l’exploitation et de la misère et éclairé par la science révolutionnaire.