Le monde dans lequel nous vivons est souvent bien difficile à comprendre. Un sujet en particulier est ardu : l’économie. Tout le monde sait le poids que la base économique de la société a sur nos vies : on ne vivait pas de la même manière en France avec l’économie de 1950 et l’économie de 2021. On a des conditions très différentes si l’on vit dans une économie développée comme la France, ou dans un des pays les plus pauvres du monde comme la Centrafrique. C’est bien clair pour tout le monde !
Depuis 120 ans, cette économie qui touche tous les pans de nos vies n’a pas cessé de se complexifier, s’imbriquer, se développer. A la fin du XIXème siècle, avec la colonisation de la planète entière par les grandes puissances européennes et nord-américaines, et l’extension de la production moderne (c’est-à-dire capitaliste) à l’ensemble de la Terre, nous étions entrés dans une nouvelle époque : celle de l’impérialisme. Nous y sommes toujours aujourd’hui, mais cela signifie-t-il que rien n’a changé pour l’économie mondiale ? Que tout s’y passe aujourd’hui comme en 1910 ? Evidemment, la réponse est non. Plus précisément, et même si des transformations et intensifications ont eu lieu tout au long de la durée 1900-2020, la période qui s’est ouverte dans les années 70-80 a été décisive : en France, le nom donné pour qualifier ces changements est « financiarisation de l’économie ». En réalité, l’économie était déjà dominée par les marchés financiers depuis le début du XXème siècle, l’accélération de leur poids marque simplement une nouvelle phase dans l’époque où nous vivons : le pourrissement de l’impérialisme.
Dérèglementation des marchés financiers, libre circulation des capitaux, désintermédiation de l’investissement sur les marchés, décloisonnement international, titrisation, « too big to fail » … Voilà quelques mots qui sont souvent utilisés dans les médias sans explication. Ils sont pris comme argent comptant du monde dans lequel nous vivons. Pourtant, qui parmi nous les comprend profondément ? L’économie et la finance sont des branches d’études à part entière, où des experts sont formés pendant de nombreuses années à saisir des modèles qui ne représentent qu’une petite partie, toujours hypothétique, du fonctionnement réel de l’économie. Et ces modèles, contestés et contestables, sont utilisés pour diriger chaque jour l’activité économique. Pour commencer à démêler le fil de l’économie contemporaine, nous prendrons dans cet article un exemple : le domaine de l’assurance.
Il y a peu de secteurs de l’économie plus ignorés que l’assurance : en France, on entend souvent parler des banques (Société générale, BNP Paribas…) ; des grandes entreprises comme les télécoms (Orange, Bouygues…), des extracteurs de ressources rares (Orano, anciennement Areva, Total…) ou des producteurs industriels majeurs (Renault, PSA, LVMH) … Tous, de grands monopoles très puissants. Mais ce n’est que très rarement que le secteur des assurances est mis sur la table ! En 2018, il pesait pourtant 6% du PIB mondial (Rapport Swiss Re). La France dispose du deuxième plus grand groupe d’assurances au monde : AXA. Avec plus de 780 milliards d’€ d’actifs en 2019 (Rapport public d’AXA) et une inscription au CAC 40, sa place dans l’économie française est majeure. La France est le 5ème marché mondial, le premier d’UE après le Brexit.
Mais alors, à quoi servent ces géants de l’assurance qui sont si discrets ? Et quel est leur lien avec le fonctionnement de l’impérialisme pourrissant aujourd’hui ?
Pour le comprendre, il faut savoir ce à quoi sert l’assurance. Initialement, les assurances sont nées avec le développement du commerce. Elles ont pris de l’importance avec les grandes expéditions commerciales par bateau au XVIIème siècle : les risques de ces opérations mercantiles étaient très élevés ! Un vaisseau coûtait très cher et transportait beaucoup de marchandises, une tempête, un sabordage ou le moindre accident pouvait transformer ces belles opérations lucratives en désastre. Les possesseurs de bateaux faisaient donc assurer leurs navires contre les risques en échange d’une somme d’argent. La même chose se produisit ensuite pour les maisons, les entreprises, la vie et bien d’autres choses : le secteur de l’assurance était né. Toujours lié au développement capitaliste de l’économie, il n’est donc pas étonnant que les deux régions majeures du développement des assurances soient l’Europe et l’Amérique du Nord, particulièrement les Etats-Unis. Encore aujourd’hui, ces deux régions pèsent les 2/3 du marché mondial pour seulement 15% de la population mondiale. L’Asie est en pleine expansion, notamment par l’intermédiaire de la Chine, qui conteste au Japon sa place de marché régional dominant. Ces 3 régions représentent plus de 95% du marché, les pays opprimés d’Afrique et d’Amérique Latine ne pèsent donc même pas 5% alors qu’ils comptent pour 25% de la population mondiale.
Mais alors, quel rapport avec les marchés financiers ? Eh bien, le marché des assurances, en se développant, a constitué d’immenses pactoles sur la base des cotisations et des sommes qui lui étaient fournies. Ces fonds, réserves et provisions, qui doivent servir à payer les assurés en cas de sinistre sont… du capital ! C’est-à-dire du travail mort (versé depuis le capital des entreprises ou l’épargne des particuliers) qui circule, est investi, échangé, dans le but d’en tirer un profit. Ces sommes sont donc investies sur les marchés financiers. Obligations et actions représentaient en 2019 85% des placements des assurances françaises, soit plus de 2 200 milliards d’€. Sur 141 milliards d’€ de fonds propres, elles effectuaient un résultat net de 11,2 milliards d’€ (Rapport 2019 Fédération Française de l’Assurance, FFA). C’est un profit excellent.
Ce sont des nombres importants, qui montrent le rôle des entreprises d’assurance dans notre pays. Pourtant leur place dans la comptabilité de l’Insee est très faible (1,7% de la production et 0,6% de la valeur ajoutée en 2016 !). Etrange non ? C’est que, selon José Bardaji, directeur des études économiques de la FFA, la comptabilité nationale établie après la 2ème guerre mondiale ne rend pas fidèlement compte des activités financières en général, et des assurances en particulier. Comment lui donner tort quand on voit que les sociétés d’assurances sont les premiers détenteurs de la dette publique française (20%) et financent à hauteur de centaines de milliards les entreprises françaises ?
C’est là qu’est dévoilé le rôle de l’assurance dans l’économie contemporaine de l’impérialisme pourrissant. La concentration des capitaux a atteint des niveaux jamais égalés, et les gigantesques entreprises, que nous appelons des monopoles, sont décisives. Dans un pays comme la France, avec un capitalisme développé, ce sont ces grandes boîtes françaises qui font la pluie et le beau temps de l’économie. C’est la contradiction qui existe entre un capital toujours plus concentré et accumulé et les larges masses du peuple qui n’en disposent pas. Mais même les petites épargnes peuvent servir à l’impérialisme ! Cherchant partout des financements pour son fonctionnement cannibale, l’économie capitaliste actuelle a trouvé dans les assurances (et notamment les placements en assurance-vie) une source de financement extra pour faire circuler le capital dans des opérations de long terme relativement peu risquées (financement de l’Etat par la dette publique par exemple) et donc assurer son fonctionnement.
Il n’y a donc rien d’étonnant à ce que depuis les années 2000, les banques soient devenues des assureurs (BNP Paribas, BforBank assurances, Crédit Agricole Assurances…) et les assurances des banques (Axa banque) ! En se rapprochant un peu plus, le secteur bancaire et les assurances démontrent ce qu’ils sont devenus : les colonnes vertébrales du capitalisme-impérialisme. Ces frères jumeaux sont de gigantesques baleines pleines de capitaux, qui les font circuler, les investissent et en profitent, permettant l’export de capitaux partout dans le monde et notamment sur les marchés les plus rentables des « pays en développement », c’est-à-dire les pays opprimés. Il n’y a pas de hasard quand les « bancassureurs », les sociétés qui ont à la fois des opérations bancaires et d’assurance, sont les entreprises qui croissent le plus sur le marché (voir graphique). L’internationalisation des activités d’AXA, qui est passé de 100% de chiffres d’affaires en France en 1980 à seulement 23% en 2012, est aussi significative de l’exportation des capitaux du marché. La ruée des assureurs et banquiers sur le nouveau marché des « fonds de pension à la française » lancé par Emmanuel Macron (à l’époque ministre d’Hollande) en 2015, est un témoin de la dynamique dans laquelle nous nous trouvons : développement, sur demande même de l’Etat, de la retraite par capitalisation et renforcement du rôle des marchés financiers.
A notre époque, l’assurance représente la preuve qu’une immense quantité de capital est disponible et circule, non pas pour terminer la faim et la misère dans le monde, non pas pour répondre à nos besoins grandissants, mais pour permettre l’accumulation de valeur supplémentaire. C’est une pierre angulaire de l’impérialisme agonisant qui s’est développée en même temps qu’il entrait dans sa crise désespérée au tournant des années 70-80. C’est pour cela qu’aujourd’hui, alors que cette crise générale de l’impérialisme est marquée par le COVID-19, le secteur des assurances est lui aussi en crise : la présidente de la FFA estimait en juin 2020 le coût de la crise à 9 milliards d’€ pour le secteur. D’une manière doucement ironique, le secteur des assurances est lui-même vu comme une… assurance-vie pour les grandes puissances impérialistes. Il faut le protéger à tout prix. Avec des réformes comme « Solvabilité II », l’UE a par exemple tenté de légiférer pour augmenter la solvabilité du secteur face aux risques de réactions en chaîne qui ont été évités lors de la crise des Subprimes de 2008-2009. Mais c’est une fuite en avant : la contradiction du capitalisme en crise dans lequel nous vivons rend les concentrations de capitaux plus massives, et la moindre chute d’un grand de l’assurance serait dévastatrice sur l’économie. Voilà tout ce que l’impérialisme parvient à bâtir : des géants aux pieds d’argiles.