La Pologne a récemment connu la plus grande vague de manifestations depuis celle qui a mené à la fin du régime révisionniste polonais en 1989, réunissant des centaines de milliers de femmes et d’hommes dans les rues des villes polonaises. Cette vague est en réponse à la décision du Tribunal constitutionnel déclarant la loi de 1993 sur l’avortement inconstitutionnelle. Selon la loi de 1993, l’avortement est seulement permis dans trois cas : si la grossesse représente un risque pour la vie de la mère, si elle est le résultat d’un crime, ou s’il y a une déficience fœtale. Le tribunal a décidé que ce dernier cas violait la protection constitutionnelle de la dignité humaine, le droit à la vie, et a aussi justifié cette décision sous un prétexte anti-capacitiste, même si le recours contre la loi a été introduit par des groupes à motivation religieuse. La décision représente pratiquement une abolition totale de l’avortement légal en Pologne puisque l’énorme majorité des quelques milliers d’avortements légaux par ans dans le pays étaient permis sous cette troisième condition. Cela a déclenché des manifestations populaires en continuité avec celles de 2016 contre une loi proposée pour abolir l’avortement. À une échelle plus large, ce mouvement représente une rupture avec le conservatisme ultra-réactionnaire qui était hégémonique en Pologne depuis des décennies. Ces manifestations représentent donc une grande avancée dans la conscience de la jeunesse prolétarienne polonaise.
Bien que le mouvement n’ait pas de caractère explicitement prolétaire ou révolutionnaire, la signification de ce mouvement dans le contexte de la société polonaise est énorme. Coincé entre l’Allemagne et la Russie, le peuple polonais a subi de longues périodes de domination impérialiste. Cette domination a freiné son développement historique, ce qui a renforcé le système et les traditions féodales. Ces traditions étaient surtout définies par la religion catholique et par conséquent le catholicisme est devenu une partie intégrale de l’identité de ce peuple si souvent conquis et reconquis. La tradition féodale et réactionnaire a trouvé un nouveau moyen de survivre sous la domination du social-impérialisme soviétique et le régime de la République populaire de Pologne devenu révisionniste après la mort suspecte du président communiste Bolesław Bierut en 1956. L’Église catholique est devenue un lieu de rassemblement naturel pour la dissidence contre le régime « totalitaire » et pouvait plus effectivement mobiliser le sentiment nationaliste que les révisionnistes à cause de son lien profond avec l’identité polonaise. La répression de l’église sous le révisionnisme a également renforcé le lien entre les polonais et l’Église catholique en créant l’image d’une oppression partagée, qui sera exacerbée par la direction de l’église catholique par un Polonais anticommuniste : le pape Jean-Paul II. Le mouvement contre le régime révisionniste en Pologne était centré sur le syndicat de droite Solidarność (Solidarité), qui n’était pas catholique en soi, mais était fermement allié avec l’Église tout le long du mouvement. Solidarność avait le soutien moral, matériel et financier du Vatican et des États-Unis. Des millions de dollars en soutien étaient transférés des États-Unis à Solidarność largement à travers le American Federation of Labor and Congress of Industrial Organizations (AFL–CIO), la plus importante fédération syndicale aux États-Unis et un puissant outil subversif de l’impérialisme yankee. En 1989, sous la pression des manifestations, les révisionnistes du « Parti ouvrier unifié polonais » ont permis aux dirigeants de Solidarność de participer à l’élection parlementaire. La « Comité civique solidarité » a gagné l’élection en formant une coalition contre le Parti ouvrier unifié polonais. Une fois élus, les anciens syndicalistes devenus politiciens ont mis la Pologne sur le chemin de la rapide libéralisation du pays avec la privatisation et liquidation rapide des entreprises publiques. Une nouvelle ère de domination par l’impérialisme occidental est donc arrivée en Pologne au travers d’investissements directs depuis l’étranger.
Cette histoire turbulente a profondément affecté la conscience des masses polonaises et a produit une idéologie conservatrice particulièrement réactionnaire qui continue à hanter la conscience du prolétariat polonais. Selon cette idéologie, la société polonaise n’est pas une société divisée en classes antagoniques, mais une société homogène formée par une identité catholique et guidée par des valeurs traditionnelles. Le soutien du parti dirigeant « Droit et justice » (Prawo i Sprawiedliwość, PiS) vient de cette vieille idéologie pourrie qui permet d’imputer tous les problèmes de la société aux homosexuels, aux migrants de pays musulmans, à la Russie ou surtout aux communistes. Dans cette vision réactionnaire du monde, l’allié historique le plus important de la Pologne sont les États-Unis. Cela a permis à la Pologne d’assumer le rôle de cheval de Troie de l’impérialisme états-unien en Europe après le Brexit. La Pologne accueille 4 500 soldats états-uniens en rotation dans le cadre de l’agressive mobilisation de l’OTAN contre la Russie, « Enhanced Forward Presence ». La Pologne sert aussi de marionnette des États-Unis à Bruxelles contre l’importation d’hydrocarbures russes dans l’Union européenne, cherchant même à devenir le hub de gaz naturel en Europe en important et distribuant le gaz états-unien et norvégien. Comme avec beaucoup des politiques du PiS, la « décommunisation » a été utilisée pour justifier le remplacement de la plupart des vieux juges du Tribunal constitutionnel par des juges élus par le parlement pro-PiS, même trois décennies après l’effondrement des régimes révisionnistes en Europe de l’Est ! C’est ce Tribunal constitutionnel « décommunisé » qui a récemment pratiquement aboli l’avortement légal en Pologne. Finalement il semble y avoir une rupture dans la conscience des masses en Pologne, en particulier par rapport à l’Église catholique, qui ouvre la voie à un potentiel anti-impérialiste et révolutionnaire. Le déclencheur de tout cela est la lutte des femmes polonaises pour leurs droits fondamentaux.
Les nombreuses manifestations en faveur du droit à l’IVG qui ont eu lieu en Pologne constituent donc un réel point de rupture avec la mentalité réactionnaire d’une partie importante des masses populaires polonaises, mentalité qui sert directement les intérêts des impérialistes au travers d’un discours conservateur et anti-communiste. L’opposition frontale entre les manifestantes et l’église catholique est un bon symbole de cela, et il n’est ainsi pas étonnant qu’au cours des grandes manifestations qui ont repris dans le pays depuis le mois d’octobre 2020, des groupuscules fascistes aient tenté à plusieurs reprises de s’attaquer aux cortèges, au nom de la « défense de l’église catholique ». Face à cette violence réactionnaire de fascistes, alliés objectifs de l’impérialisme, les femmes polonaises se sont défendues, ont défendu leurs cortèges, et se sont directement attaquées à l’institution catholique, prouvant que les réactionnaires sont des tigres de papiers : effrayants en apparence, mais faibles en réalité.
Cette lutte des femmes polonaises, portée principalement par la jeunesse, a mis en question toutes les valeurs traditionalistes de la société polonaise et mène inévitablement à d’autres combats : la grande « grève des femmes » du 3 octobre 2016 en faveur du droit à l’IVG a démontré que le mouvement porte un caractère de classe. Et comment pourrait-il en être autrement ? Ce sont les femmes prolétaires qui sont les plus pénalisées par cette législation réactionnaire qui interdit l’IVG. En effet, là où les femmes bourgeoises peuvent aller avorter à l’étranger, les femmes prolétaires n’en ont pas les moyens financièrement, et se retrouvent donc bien souvent à devoir assumer, financièrement notamment, la charge d’enfants non désirés. La lutte pour le droit à l’IVG s’inscrit donc dans le cadre de la lutte des classes, et de ce fait, il existe au sein du mouvement des femmes polonaises d’importantes divisions entre les bourgeoises et petites bourgeoises dont les revendications se cantonnent au droit à l’IVG et à l’égalité purement légale avec les hommes et les femmes prolétaires dont les intérêts passent irrémédiablement par la révolution socialiste et anti-impérialiste. En effet, le fait qu’un des comités organisateurs de ces manifestations pour le droit à l’IVG revendique plus de soutien financier pour les entrepreneuses est révélateur de cette mentalité petite bourgeoise déconnectée des réalités des femmes prolétaires, à qui ces aides ne bénéficient en aucun cas. Là-dessus, nous pouvons constater qu’il existe non seulement une lutte des lignes entre les femmes prolétaires et les femmes bourgeoises et petite-bourgeoises, mais également une réelle rupture générationnelle, entre les anciennes générations, majoritairement conservatrices et anti-communistes et les nouvelles générations à qui le mot « communisme » ne fait plus peur. Ces femmes et hommes, en attaquant le parti PiS s’attaquent de fait à l’impérialisme, et notamment à l’impérialisme états-unien dont le gouvernement polonais garantie les intérêts.
Cette lutte de lignes doit nous rappeler que le seul féminisme émancipateur est le féminisme prolétarien révolutionnaire, qui considère la lutte des femmes comme un aspect de la lutte de classe, qui s’oppose frontalement au capitalisme et à l’impérialisme et qui considère que l’émancipation totale des femmes passera par la révolution, et non pas des aménagements du système capitaliste. Ainsi, Karl Marx écrivait dans Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte : « Les hommes font leur propre histoire, mais ils ne la font pas arbitrairement, dans les conditions choisies par eux, mais dans des conditions directement données et héritées du passé. La tradition de toutes les générations mortes pèse d’un poids très lourd sur le cerveau des vivant ». Enfin, la jeunesse prolétarienne polonaise se débarrasse du poids de tant de générations mortes.