Le mercredi 3 mars, le groupuscule d’extrême droite Génération Identitaire a été dissous en conseil des ministres, sur initiative du ministre de l’intérieur Gérald Darmanin. À première vue, il paraît étonnant que le ministre le plus réactionnaire du gouvernement, celui qui affirmait récemment encore trouver Marine Le Pen « trop molle » dans sa critique de l’islam, décide de dissoudre une organisation islamophobe. En réalité, il y a des explications bien rationnelles à tout ça. Analyse.
Qu’est-ce que Génération Identitaire ?
Génération Identitaire est une organisation d’extrême droite fondée en 2012 sur la base du Bloc Identitaire et de son organisation de jeunesse, les Jeunesses Identitaires. Ces deux organisations ont elles-même été fondées suite à la dissolution d’Unité Radicale, une organisation se revendiquant Nationaliste Révolutionnaire, que l’État français a décidé de dissoudre suite à une tentative d’assassinat de Jacques Chirac en 2002. Contrairement à Unité Radicale, Génération Identitaire ne se revendique pas révolutionnaire, et a une stratégie d’agitation politique, via des « happenings médiatiques » tels que l’occupation du toit d’une mosquée, le déploiement de banderoles sur des locaux de la CAF ou encore des opérations anti-migrants dans les Alpes, en Méditerranée et dans les Pyrénées. Toutes ces actions ont une vocation principale : mettre les thématiques de Génération Identitaire sur le devant de la scène médiatique, imposer des sujets tels que l’immigration ou l’islam dans le débat public. En ce sens, Génération Identitaire se revendique être une sorte de « Greenpeace de droite ».
Génération Identitaire est donc – ou plutôt était – une organisation officiellement légaliste, profondément insérée dans le jeu institutionnel de l’État bourgeois français. Bref, une organisation du régime, puisque ne remettant absolument pas en cause les fondements de celui-ci. Ainsi, si individuellement nombre de militants identitaires adhèrent aux thèses fascistes, souhaitent un renversement violent des institutions de la démocratie bourgeoise française pour y substituer une dictature fasciste, ce n’est cependant pas la ligne directrice de l’organisation. Il est donc très important de comprendre que, par sa nature, Génération Identitaire se distingue profondément d’organisations fascistes (actuelles ou anciennes) dont l’activité même s’inscrivait dans une volonté de renverser les institutions par la force. Nous pouvons par exemple citer à ce propos les Sections d’Assaut, véritables milices du Parti Nazi dans les années 1920 et 1930, qui ont notamment tenté – et échoué – un coup d’État en 1923, événement à la suite duquel Adolf Hitler a été emprisonné.
Génération Identitaire n’est donc pas dans cette perspective de renversement violent des institutions par un coup de force. Cela est cependant plutôt nouveau : c’est suite à la dissolution d’Unité Radicale en 2002 qu’une véritable scission s’est produite chez les anciens cadres de l’organisation. Si une partie est restée fidèle aux idées nationalistes révolutionnaires, authentiquement fascistes et en rupture avec les institutions de la démocratie bourgeoise, une autre a épousé les thèses identitaires de Guillaume Faye, considéré comme le père idéologique des identitaires, et ainsi abandonné la ligne révolutionnaire. Nous le voyons donc ici, les identitaires sont avant tout des opportunistes, qui ont remanié leur idéologie et changé d’objectifs pour rentrer dans le jeu de la démocratie bourgeoise afin de continuer à exister politiquement après la dissolution d’Unité Radicale.
Que Signifie la dissolution de Génération Identitaire ?
Le gouvernement a donc décidé de dissoudre Génération Identitaire suite à leur opération anti-migrants dans les Pyrénées en janvier 2021. Ne soyons pas dupes : ce n’est pas le caractère profondément raciste de Génération Identitaire qui a motivé cette mesure du gouvernement. Ce n’est pas non plus la campagne menée par différentes organisations de gauche pour cette dissolution qui a décidé le gouvernement à agir.
En réalité, l’État bourgeois a son propre agenda politique, qui est cependant déterminé par les conditions réelles dépassant largement la simple volonté des gouvernements. Aujourd’hui, nous sommes à l’époque de la réactionnarisation de l’État français qui, confronté à une importante crise de son impérialisme et à des mouvements sociaux de plus en plus forts, cherche à se renforcer pour contre-attaquer. Les lois racistes et répressives de ces dernières années (loi sécurité globale, loi séparatisme, état d’urgence permanent, loi renseignement, loi anti-casseurs etc) ne sont que l’expression juridique de cette réactionnarisation, dans le cadre de laquelle le gouvernement n’hésite pas à piocher des mesures directement dans les propositions faites par Génération Identitaire.
Ainsi, si Génération Identitaire a été dissous, cela s’inscrit en réalité dans le cadre de cette réactionnarisation. Par cette dissolution, l’État bourgeois français indique plusieurs choses. Premièrement, par cette dissolution, l’État se positionne au dessus des clivages, au dessus des partis, au dessus de ce que les bourgeois appellent « les extrêmes », en renvoyant dos à dos militants racistes de Génération Identitaire et militants révolutionnaires luttant contre le système capitaliste. C’est le fameux « ni de gauche ni de droite » de Macron, un Président prétendument progressiste « et en même temps » réactionnaire. L’État souhaite ainsi pérenniser et stabiliser le régime de la 5ème République qui, bien qu’ayant traversé des crises, est le régime le plus stable que l’État impérialiste français ait connu. Alors, il n’est pas étonnant que toutes les mesures réactionnaires de ces dernières années aient été prises au nom des « valeurs de la République », valeurs qui rassemblent la bourgeoisie, valeurs prétendument au dessus des clivages, au dessus des classes sociales, valeurs censées rassembler tous les « citoyens » sans distinction de race, de genre, de religion ou encore d’orientation sexuelle. C’est d’ailleurs le non respect de ces « valeurs de la République » qui est reproché à Génération Identitaire.
Deuxièmement, par cette dissolution, le gouvernement envoie un message fort à Génération Identitaire en disant « nous avons le monopole de la violence raciste légitime ! ». C’est pourquoi cette décision intervient suite à l’opération identitaire anti-migrants dans les Pyrénées, c’est pourquoi déjà quand les identitaires avaient mené une opération similaire dans les Alpes en 2018, le gouvernement les avait fait poursuivre en justice, mais leur avait donné gain de cause politiquement en envoyant des renforts policiers à la frontière franco-italienne. En effet, le gouvernement n’a pas besoin de Génération Identitaire pour mener une violente politique anti-migrants, pour enfermer des milliers de personnes en centres de rétention, pour en expulser certain vers des pays où ils sont en danger de mort, pour intensifier les contrôles aux frontières, y compris au sein de l’espace Schengen. Ainsi, dans l’acte de dissolution de l’organisation publié sur Twitter par Gérald Darmanin, il est explicitement mentionné que Génération Identitaire revêt le caractère d’une milice privée, ce que l’État ne peut accepter.
Bien-sûr, cette dissolution de Génération Identitaire augure d’autres mesures répressives à l’encontre cette fois d’organisations de gauche. Ainsi, à l’issue du conseil des ministres ayant acté la dissolution effective des identitaires, Gabriel Attal, porte parole du gouvernement, a affirmé « c‘est une nouvelle preuve que nous ne laisserons aucun groupe quel qu’il soit jouer de nos lois et de nos valeur ». Cette phrase ne vise bien évidemment pas uniquement les identitaires, mais aussi de nombreuses organisations révolutionnaires de gauche, ou encore des associations anti-racistes, à l’image du Comité Contre l’Islamophobie en France (CCIF) dissous fin 2020 suite à l’assassinat de Samuel Paty, sans pourtant qu’aucun lien ne puisse être établi entre l’activité de cette association et le terrorisme djihadiste. D’ailleurs, nombre de griefs reprochés aux identitaires pourraient également servir à dissoudre des organisations révolutionnaires. Il est ainsi reproché aux identitaires de s’entraîner à la boxe ou au combat de rue, ce que font également toutes les organisations révolutionnaires, puisque précisément la violence fait partie intégrante du processus révolutionnaire. Ici, encore une fois, nous voyons que l’État souhaite à tout prix conserver le monopole de la violence physique légitime, et plus précisément de la violence répressive légitime, toujours avec l’argument que cette violence sert à défendre les « valeurs de la République » contre ceux, militants d’extrême droite, militants révolutionnaires ou encore islamistes, qui veulent « s’en prendre à la République ». Il est ainsi évident que cette dissolution de Génération Identitaire prépare le terrain à une intensification de la répression contre les révolutionnaires de la part d’un État qui, lorsqu’il décidera de dissoudre des groupes révolutionnaires, pourra se justifier en disant « nous avons dissous Génération Identitaire, aujourd’hui nous nous attaquons à l’ultra gauche, car la République traite de la même manière tous ceux qui veulent s’attaquer à elle ».
La dissolution, et après ?
Fondamentalement, cette dissolution ne change pas grand chose. Les identitaires n’ont désormais plus d’existence légale en tant qu’association, mais ils conservent leurs locaux lyonnais et lillois, puisque ceux-ci sont gérés par des associations distinctes qui ne font elles l’objet d’aucune procédure de dissolution. L’État capitaliste, réactionnaire, en sort renforcé : il a montré à peu de frais qu’il luttait contre l’extrême droite, et Macron pourra s’en targuer à l’approche des élections présidentielles, pour essayer de se différencier de Marine Le Pen, dans la perspective d’un second tour qui se profile déjà comme un remake de 2017. Après la dissolution du groupuscule néo-fasciste Bastion Social en 2019, celles du CCIF et de Baraka-City en 2020, la dissolution de Génération Identitaire n’est donc qu’une dissolution de plus. Elle fait partie du bilan présidentiel d’Emmanuel Macron dont le pouvoir en sort renforcé puisqu’il pourra se présenter comme le Président de la stabilité, comme le chef qui a maintenu la stabilité du régime pendant la tempête (gilets jaunes, attentats, crise sanitaire), et qui a dissous tant des groupes islamistes (ou plutôt présentés comme tels) que des organisations d’extrême droite.
Bien-sûr, les organisations d’extrême droite sont habituées aux procédures de dissolution. Les identitaires savaient depuis des années que ça leur pendait au nez, ils ont ainsi eu tout le temps de s’y préparer, étant eux-mêmes les héritiers d’une organisation dissoute. La logique est la même pour le Bastion Social, puisqu’à l’automne 2019, quelques mois après leur dissolution, les militants de cette organisation néo-fasciste avaient déjà relancé plusieurs structures : Audace Lyon et Lyon Populaire à Lyon, Vent d’Est à Strasbourg ou encore Tenesoun à Aix-en-Provence. Bien-sûr, la dissolution leur a mis des bâtons dans les roues pendant quelques mois, mais fondamentalement, elle n’a pas changé grand chose. L’histoire de l’extrême droite française est faite de dissolution et de reconstitutions, de passage à la clandestinité pour certains, de passage à la légalité pour d’autres. Demain, les militants de Génération Identitaire viendront gonfler les rangs de différentes organisations d’extrême droite : certains iront au Rassemblement National, d’autres à l’Action Française, d’autres encore dans les groupuscules nés de la dissolution du Bastion Social. Surtout, certains cadres, comme Thaïs d’Escufon (Anne-Thaïs du Tertre de son vrai nom) se reconvertiront probablement en chroniqueurs de plateaux télés, accentuant encore la réactionnarisation des médias. Cela est conforme à l’époque à laquelle nous vivons, l’époque de la réactionnarisation, une époque inévitable, par laquelle passe toute société traversée par des luttes intenses. C’est là l’unité des contraires : réaction et révolution s’opposent fondamentalement, et ils forment pourtant une unité, car plus les mouvements révolutionnaires prennent de l’ampleur, plus la réaction, la répression, se font intenses.
Pendant ce temps, sur les plateaux télés, la réactionnarisation continue, et de la gauche bourgeoise à l’extrême droite, les thématiques de Génération Identitaire sont reprises en chœur, avec quelques nuances pour certains ou ouvertement pour d’autres. Chaque politicien est appelé à se positionner sur le « séparatisme », à condamner l’immigration, à expliquer qu’avec lui au pouvoir, ce sera « tolérance 0 pour les racailles, pour les islamo-gauchistes ». Bref, la propagande réactionnaire tourne à plein régime. L’État et la société continuent ainsi leur réactionnarisation, dont la bourgeoisie a besoin pour se maintenir en place en cette période de crise aiguë.