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Depuis quelque temps, nous assistons à une résurgence du terme « fascisme » dans le vocabulaire d’une partie de la gauche réformiste et des médias mainstream, voire de quelques intellectuels. Il faut dire que peu d’autres termes sauraient décrire de manière fidèle ce à quoi nous assistons : la normalisation médiatique et politique d’un discours ouvertement raciste contre les musulmans. Le recours spécieux à la rhétorique de l’ennemi intérieur « islamogauchiste » ou « séparatiste » attentant à la République s’est illustré à maintes reprises. En 2021 seulement, on dénombre déjà la publication de deux lettres d’officiers et de soldats appelant à la « reconquête » des banlieues et menaçant d’une guerre civile, une manifestation de policiers devant l’Assemblée nationale, plébiscitée par la plupart des chefs de partis, dont le « PCF », et demandant en substance la fin de l’État de droit… Le gouvernement concourt lui-même activement à ce phénomène, en plaçant Darmanin aux commandes de l’Intérieur, dont les lois racistes et sécuritaires visent à amadouer autant qu’exciter cette mouvance islamophobe. On voit bien, dans un tel climat, que quelque chose est en train de changer et qu’une partie de la classe dirigeante, la plus réactionnaire et raciste, gravitant notamment autour du Rassemblement National, est désormais aux portes du pouvoir.
Il n’est donc pas étonnant que l’on cherche des termes pour qualifier cette situation, et celui de « fascisme » semble approprié à beaucoup. Parmi les intellectuels qui recourent désormais ouvertement au substantif, Frédéric Lordon, un économiste « hétérodoxe » et intellectuel de gauche, qui jouit d’une certaine notoriété dans les cercles militants. Sur son blog « la pompe à Phynance », hébergé par le journal Le Monde diplomatique, F. Lordon a publié samedi dernier un article dénommé « Fury Room », qui s’ouvre sur les phrases suivantes :
« Sommes-nous rendus au point de fascisme ? Pas encore. Sommes-nous en voie de fascisation ? Sans doute. En fait, il n’y a plus trop à hésiter : un processus est en cours. »
Cette phrase est en elle-même assez confuse, et la définition qu’il donne ensuite aux termes de « fascisme » et « fascisation » l’est tout autant.
Sur les arguments évoqués, il y a peu à redire. Le constat est le suivant : la réaction et son discours semblent atteindre un état de quasi-hégémonie. Sans s’appesantir sur le bien-fondé de cette thèse, on est en droit de se questionner sur l’emploi du mot « fascisme » et sa véritable signification.
F. Lordon nous parle d’abord de « fascisation », avant d’évoquer le rôle de la violence dans le fascisme. Il mentionne la « Fury room » (titre de son article), pratique hypocrite issue de l’idéologie managériale, où les employés « expriment » leur rébellion en se défoulant dans une salle fermée, afin de revenir tranquillement à leur exploitation. Enfin, il invoque le nom de Hannah Arendt, philosophe allemande célèbre notamment pour ses travaux sur le troisième Reich, sur le concept de Révolution.
En plus d’être apparemment en contradiction avec la « fascisation » progressive évoquée précédemment, cette acception du fascisme induit qu’il est une « révolution », ici entendue comme une rupture inévitable avec l’état actuel des choses, le capitalisme « néolibéral » en l’occurrence. Cette conception n’est pas fausse en soi, car par bien des aspects, le mouvement fasciste s’est donné l’apparence d’une révolution, a prétendu établir un monde nouveau, a même parfois simulé l’opposition au capitalisme. Aujourd’hui encore, le Rassemblement national ou certains intellectuels fascistes comme Zemmour ou Soral se prétendent « dissidents » ou « antisystèmes ».
Toutefois, cette vision psychologique ou idéologique du fascisme ne nous permet pas vraiment de savoir en quoi il consiste. Qu’en est-il de sa nature de classe ? S’il est issu d’une rupture, est-il encore capitaliste ? Est-il, comme il prétend souvent l’être aujourd’hui à coups de « ni gauche ni droite », une troisième voie ?
Le communiste bulgare et secrétaire du Komintern, Georges Dimitrov, définissait ainsi le mouvement fasciste qui déferlait sur l’Europe, à la suite de la grande crise économique de 1929 et pour contrer le communisme :
« Le fascisme est la dictature ouverte et terroriste de la partie la plus réactionnaire de la bourgeoisie financière. Il est une réaction à la crise, son but est la négation active de la lutte de classe. Pour cela, il s’appuie sur un mouvement de masse, notamment sur la petite bourgeoisie sensible à un discours réactionnaire dirigé contre l’étranger, sur un esprit corporatiste pour briser la lutte de classe, sur le nationalisme et le racisme. Il doit également restructurer l’état, en général, par une opposition au parlementarisme et aux principes “classiques” de la démocratie bourgeoise, comme la séparation des pouvoirs. »
Tout cela définit le fascisme tel qu’il s’est manifesté au siècle dernier, mais ces caractéristiques peuvent aussi s’appliquer au fascisme moderne, qui se déploie à notre époque. Même si tout a changé, même si aujourd’hui les fascistes ne recourent plus à des méthodes ouvertes, se prétendent « démocrates » ou « républicains » et n’usent plus, tout du moins présentement, de coups de force, leur fonction reste la même : sauvegarder les intérêts de l’impérialisme contre la crise.
En réalité, bien qu’on puisse citer certains thèmes généraux, le fascisme n’a pas de contenu idéologique réel. Les justifications philosophiques et idéologiques réactionnaires du national-socialisme allemand, du fascisme italien ou du phalangisme espagnol, malgré leurs spécificités, avaient toutes en commun de représenter le substrat du sentiment le plus réactionnaire de leurs situations nationales respectives. Et s’ils sont encore portés par quelques groupuscules et milices, ce n’est plus sous ces drapeaux-là qu’avancent les fascistes modernes.
Tenter de donner une définition idéologique définitive du fascisme, en se basant sur Hitler ou sur un autre cas, est un exercice douteux. Car en plus de déplacer le combat dans le monde des idées, il ne permet pas d’identifier clairement la menace actuelle.
Il se pourrait que F. Lordon soit en accord avec ces propos, mais son utilisation du terme « fascisation » parait en contradiction avec les éléments qu’il cite lui-même. Il semble concevoir le fascisme comme un processus, inéluctable certes, mais linéaire, qui « arrive ». Ce serait se tromper, car le fascisme nécessite toujours une rupture, et si elle ne passe pas nécessairement par un coup de force ou un coup d’état, elle nécessite une réorganisation de l’état et de ses forces. C’est bien ce qui se profile actuellement avec les demandes presque ouvertes pour la remise en cause de l’état de droit. Si l’on assiste déjà depuis des années à cette restructuration progressive de l’état vers le fascisme, ce renforcement de l’appareil répressif vise en effet à armer toujours plus l’impérialisme face à la crise, et renforce le fascisme. Les politiques du gouvernement de Macron, avec les lois « séparatisme » ou « sécurité globale », pour ne citer qu’elles, s’inscrivent pleinement dans cette dynamique, et ce de manière plus claire que jamais. Toutefois, imaginer que nous nous trouvons face à une fascisation progressive et non pas bel et bien à une rupture fasciste peut nous faire sous-estimer la menace, ou du moins mal la comprendre.
Alors même que nous partageons l’amer constat du début de l’article, ces points peuvent paraitre futiles, mais ils sont importants. Ils servent à appréhender clairement ce qui nous attend, en nous accordant sur un point : Macron n’est pas un frein au fascisme, il le renforce et reprend les programmes de l’extrême droite. Il s’inscrit dans cette dynamique à un point tel que son parti, La République En Marche, a un potentiel fasciste le distinguant de moins en moins du RN. Si Macron est réélu, la dynamique actuelle continuera, et si c’est Le Pen, elle s’accélèrera.
Dans la suite de l’article, est mise en avant la nécessité d’une résistance. Nous pouvons saluer la mention de la révolte des banlieues de 2005, qui s’élevèrent contre l’oppression et les violences policières. Cet évènement nous rappelle que partout où il y a oppression, il y a aussi résistance. N’oublions pas que même pendant les années 30, au plus dur du génocide juif et tsigane, avait cours la résistance, ce qu’exemplifie l’insurrection du ghetto de Varsovie pour ne citer qu’elle, contrairement à ce que laisse sottement entendre F. Lordon.
Que La Courneuve devienne notre « Casbah », comme cela est formulé dans l’article, nous ne dirons pas l’inverse. Cette résistance existera, elle est même souhaitable et nous devrons la soutenir de toutes nos forces. Mais à contre-courant de ce projet, subsistent les élections. Après avoir effectué un bilan sur Le Pen et Macron, Lordon cite tous les membres de la « gauche » qui ont complètement cédé à la dynamique actuelle, en paradant à la manifestation policière du 19 mai. Écologistes, socialistes et prétendus « communistes » ont capitulé sur tous les fronts face au chauvinisme et au capital.
Au milieu de cette foule traîtresse, un homme se serait distingué, un seul, Jean Luc Mélenchon. En effet, la France Insoumise a été la seule à refuser de se rendre à la manifestation réactionnaire imposée par les syndicats de police aux chefs de partis, et de manière générale, il semble être le seul à avoir conscience du problème parmi les futurs candidats. Conclusion logique de F. Lordon, il faut voter Mélenchon.
Le discours de résistance tenu plus haut retombe comme un soufflet. F. Lordon se moque avec raison de certains membres de « l’ultra-gauche » fétichisant de manière abstraite le « mouvement », seule force historique crédible, mais ne se rend pas compte que sa proposition tombe dans le même travers. Il faudrait se contenter d’émettre une « proposition communiste », puis de se rendre aux urnes, de voter pour « le moins pire ».
Nous devrions donc voter Mélenchon, et pourquoi ? Car il est le candidat de la gauche, soit. Mais l’unité de cette gauche est, comme le souligne très justement F. Lordon, impossible. Sa victoire électorale l’est donc tout autant, et c’est un constat que chacun a déjà fait secrètement.
Mélenchon devrait donc, pour être « utile », remporter une victoire impossible, mais en plus de cela parvenir à inverser la tendance ? Historiquement, cela relèverait tout bonnement du miracle. Il faut comprendre que le fascisme n’est pas un ensemble d’idées ou un sentiment néfaste qui s’empare soudainement du peuple, c’est avant tout une réaction à la crise que traverse l’impérialisme, une crise mondiale. La social-démocratie n’a simplement pas le pouvoir de changer significativement cette tendance interne au capitalisme, et l’histoire des sociaux-démocrates allemands et de la gauche réformiste en général l’a amplement prouvé. Par ailleurs, c’est bien rapidement que l’on a déclaré La France Insoumise exempte de collusion avec la réaction. Ce serait oublier un peu vite tous les discours chauvins tenus sur les Tchétchènes, les travailleurs détachés, la francophonie, et l’abstention face aux lois islamophobes de Darmanin. Une quelconque utilité du vote Mélenchon à la cause antifasciste nécessite donc un scénario que F. Lordon lui-même confesse savoir irréalisable.
Les partisans du vote « utile » aiment souvent se présenter comme le parti de la raison contre celui des principes creux et rigides d’extrémistes, qui se « désintéresseraient des institutions », comme avancé par F. Lordon. Et pourtant, devant le scénario farfelu exposé précédemment, on pourrait se demander si ce n’est pas le vote qui est un principe en soi, une espèce de rituel de la religion républicaine si centrale à la propagande réactionnaire actuelle. En effet, c’est aussi en s’intéressant aux institutions qu’on en vient à les rejeter, et l’appel au boycott, loin d’être un appel à rester chez soi ou une position de principe dogmatique, consiste justement à activement défendre qu’une autre voie est possible, comme l’avaient fait les révolutionnaires péruviens en 1980 pour l’initiation de la guerre populaire.
Au-delà de ces objections, nous devons bien admettre que nous partageons avec ce texte un constat général, celui d’un avenir ombrageux. Il est difficile dans les temps actuels de ne pas céder au pessimisme. Nous ne devons pas nous voiler la face devant l’évidence en imaginant des lendemains qui chantent avec Mélenchon ou un autre, car cela n’arrivera pas. Mais l’optimisme peut naitre dans la révolte contre cette société qui nous est déjà insupportable aujourd’hui, dans la volonté de mettre à bas le vieux monde et d’en construire un nouveau. Et pour cela, il n’y a qu’un chemin, celui de la lutte !