Il y a cinq ans, en pleine élection présidentielle, les ouvriers de GM&S, usine de la Souterraine, dans la Creuse, avaient surgi sur le devant de la scène. La raison ? Après la mise en redressement judiciaire de l’entreprise, ils avaient décidé de l’occuper puis d’effectuer plusieurs coups de force : mettre le feu à des palettes, et surtout, menacer de faire sauter l’usine avec des bonbonnes de gaz (en réalité vides).
Depuis 2017, leur lutte ne s’est pas arrêtée. L’entreprise s’appelle désormais LSI, suite à son rachat, et des centaines d’emplois ont été supprimés, ce qui a alimenté la lutte des ouvriers jusqu’à aujourd’hui. D’ailleurs, une cinquantaine d’entre eux ont obtenu gain de cause auprès des prud’hommes en septembre de cette année, et le collectif continue de se battre en incluant les ex-ouvriers et les ouvriers actuels (120 personnes, 277 à la base).
Arno Bertina partage leur histoire dans ce nouveau livre. M. Bertina est un écrivain plutôt engagé : avant de se lancer dans ce projet il avait écrit Des châteaux qui brûlent, qui raconte la séquestration d’un secrétaire d’État par les salariés d’un abattoir placé en liquidation judiciaire. En conscience de sa position d’écrivain parisien qui débarque sur une lutte ouvrière puissante, M. Bertina a déclaré avoir écrit ce livre comme une « oreille », c’est-à-dire surtout en écoutant et en retranscrivant. Mais bien sûr, ses propres idées se fondent dans le livre.
M. Bertina met beaucoup l’accent sur deux choses qu’il a « découvert » avec les GM&S : la conscience « syndicale » de la lutte des GM&S, c’est-à-dire leur expérience spontanée de la lutte collective contre un ennemi de classe commun ; et leur « respect du système » . Il raconte : « Une des premières questions que je leur ai posées sur un de leurs anciens patrons, c’était : et si vous le croisez, vous lui cassez la gueule ? Et ils m’ont répondu : non. J’étais sidéré. C’est l’ambiance générale de cette lutte : “J’ai une plus haute estime de moi que ces voyous en col blanc n’ont pas”. »
Malheureusement, le livre tombe dans ces clichés de la lutte syndicale : la force et le respect de soi qu’ont les ouvriers unis sont perçus comme une révérence envers le système. La haine de classe qui transpire même de la réponse qu’on lui fait : “J’ai une plus haute estime de moi que ces voyous en col blanc n’ont pas”, M. Bertina la transforme en pacifisme. En faisant cela, il transforme les ouvriers des GM&S, dont la lutte est allée loin malgré son isolement, et met l’accent sur la joie collective qui sort de la lutte.
C’est un parti pris qui s’explique à la lumière du public visé par ce livre. Paru chez Gallimard et vendu 19€, Ceux qui trop supportent est un livre cher, et destiné avant tout au milieu intellectuel urbain dont vient M. Bertina, et pas aux ouvriers. Ce n’est pas un rapport de lutte qui souhaite répandre l’esprit des GM&S, c’est simplement un « éclairage » pour informer un milieu social qui ne connaît pas ces luttes. M. Bertina explique : « J’ai écrit ce livre en me disant qu’il pourrait transporter le combat des GM&S dans un champ où il est moins audible, qu’il pourrait bousculer un milieu qui a tendance à être concentré sur lui-même : regardez le monde, y a pas que papa, maman. Il n’aura sans doute pas une grande audience, il n’est pas assez sexy, je ne suis pas sur le même terrain qu’un Édouard Louis, le beauf qui a honte d’être beauf : le milieu adore ça. »
Voilà toutes les contradictions de ce livre. Un public qui, pour être charmé, a besoin de voir dans cette lutte de la classe ouvrière le côté tragique de la lutte du petit (les ouvriers) contre le grand (les capitalistes), où le petit se rappelle à chaque instant qu’il est soumis au grand. La révolte contenue dans les bornes de la lutte économique pour les emplois, comme si la lutte des classes était une aventure lointaine à déguster depuis des salons parisiens. Cependant, il faut souligner que le sujet dont part M. Bertina est très intéressant, et qu’il a au moins le mérite d’avoir fait un long travail d’enquête pour rédiger son livre. Après « On va tout péter », documentaire de Lech Lowalski et Odile Allard, voilà une autre œuvre qui retrace la lutte des GM&S, ces ouvriers qui méritent d’être les véritables héros de bien des histoires.