La guerre interimpérialiste continue à s’intensifier avec l’invasion russe de l’Ukraine débutée le 24 février 2022. Elle s’introduit ainsi de plein fouet sur le continent européen. On ne peut plus parler de la guerre impérialiste comme un phénomène lointain se déroulant au Mali ou en Syrie. Dans les pays impérialistes alliés aux États-Unis, telle que la France, la solidarité «anti-guerre» de façade des États bourgeois est de mise. Ce ne sont pas les États-Unis ou la France qui débarquent leurs troupes dans un pays étranger, donc Macron, Biden et les autres dirigeants occidentaux laissent couler leurs larmes de crocodile pour le peuple ukrainien. Après des décennies de guerre en Afghanistan, en Iraq et en Syrie, les impérialistes des pays occidentaux, avec leurs mains dégoulinantes du sang des peuples opprimés, hurlent à la paix, en se solidarisant avec l’Ukraine et en décorant les bâtiments gouvernementaux avec le jaune et bleu du drapeau ukrainien. Tous les politiciens bourgeois, des sociaux-démocrates jusqu’aux fascistes, ouvrent leurs bras aux réfugiés ukrainiens, alors qu’ils continuent de laisser les réfugiés d’Afrique et d’Asie de l’Ouest se noyer dans la Méditerranée depuis près d’une décennie. La «solidarité avec l’Ukraine» est presque omniprésente dans le monde du divertissement aussi. Même les grandes entreprises occidentales réduisent leurs activités en Russie, incluant les entreprises françaises d’abord réticentes, telles que Renault et TotalEnergies, qui représentent le plus grand employeur étranger de Russie, employant 160 000 personnes dans un grand nombre de secteurs.
Comment comprendre cette réaction, sans précédent depuis la Deuxième Guerre mondiale? Les deux poids deux mesures racistes dans l’attitude des politiciens impérialistes à l’égard des réfugiés ukrainiens est claires, surtout en Pologne, par où la plupart d’entre eux entrent dans l’UE pour des soins immédiats. Les blancs sont accueillis avec de la nourriture, des vêtements et des médicaments, alors qu’en même temps, les réfugiés racisés, autorisés à atteindre la Pologne par la Biélorussie, sont accueillis en Europe avec des coups de matraque. Néanmoins, l’aspect raciste est secondaire. Afin d’arriver à la racine de n’importe quel phénomène, il faut dégager les questions secondaires pour découvrir la contradiction principale, pour ensuite comprendre tout le reste, sinon la confusion régnera.
À l’époque de l’impérialisme, cette contradiction principale réside entre le prolétariat exploité et la bourgeoisie impérialiste. En prenant compte de la centralité de l’impérialisme, la fonction du cirque humanitaire des impérialistes devient évidente : c’est une opération psychologique pour préparer les prolétaires pour la guerre symétrique entre grandes puissances, autrement dit, pour préparer les travailleuses et travailleurs des différents pays à se massacrer entre eux pour les intérêts capitalistes des impérialistes, chaque partie belligérante prétendant agir pour le bien de l’humanité. Alors que les prolétaires n’ont aucun intérêt à mourir et payer pour une guerre tournée contre eux-mêmes, ce qui se déroule déjà au quotidien avec l’inflation et la hausse des prix. Le prolétariat doit donc avoir sa propre position sur la guerre en Ukraine et en Europe pour se positionner ensemble comme une classe internationale qui lutte contre un ennemi commun. Afin de parvenir à cette position, il faut aborder quelques mensonges centraux de la campagne de propagande des impérialistes.
L’État ukrainien n’a jamais représenté la «souveraineté» du peuple ukrainien
Le discours de base des impérialistes occidentaux, exprimé dans le contexte du «droit international» bourgeois, est que la souveraineté ukrainienne a été violée par l’invasion russe. Cet argument revient à présenter une vision en noir et blanc : avant l’Ukraine était un pays libre, maintenant elle ne l’est plus. Cette simplification permet d’ignorer toute la complexité des contradictions politiques et de la ramener à une simple question morale. De leur côté, les impérialistes russes font usage d’arguments irrédentistes pour affirmer que les peuples ukrainiens et russes sont effectivement le même peuple, impliquant que la soumission à la Russie représente la souveraineté pour le peuple ukrainien. D’un point de vue marxiste, aucun de ces arguments n’est valable. Ce ne sont ni les décrets de la «loi internationale» ni les hypothèses irrédentistes qui déterminent la souveraineté.
Le grand marxiste et révolutionnaire russe, Vladimir Lénine (1870-1924), dans sa lutte contre les courants opportunistes du mouvement ouvrier, avait mis en évidence le dernier stade du développement du capitalisme, l’impérialisme. À ce stade actuel, les taux de profit des entreprises monopolistes entament un déclin variable, mais régulier. Afin de contrer cette tendance, les États impérialistes interviennent dans des pays «sous-développés», sous l’impulsion des grands bourgeois qui veulent y exporter leurs capitaux pour augmenter leurs taux de profit en obtenant un accès privilégié aux ressources naturelles, à la main-d’œuvre et au marché économique. À l’époque de l’impérialisme, il n’existe pas de pays au monde qui n’est pas déjà soit impérialiste, ou soumis à l’impérialisme, alors parler de souveraineté sous l’impérialisme concernant un quelconque pays opprimé est absurde. La République ukrainienne actuelle ne représente pas un pays «souverain» qui a été envahi, mais une semicolonie, dominé à chaque moment de sa jeune histoire par des puissances impérialistes étrangères. La guerre actuelle n’est que l’éclatement ultime de sa condition matérielle, à savoir la grande plaine coincée entre la Russie impérialiste et les pays impérialistes occidentaux.
Le point culminant des événements qui ont conduit à la guerre actuelle en Ukraine remonte au Sommet de l’OTAN à Bucarest en 2008, quand le président étasunien de l’époque, George W. Bush, a soutenu la demande d’admission dans l’OTAN de l’Ukraine émise par le gouvernement proétasunien du président Viktor Iouchtchenko. Ce gouvernement est arrivé au pouvoir suite à la «Révolution orange» de 2004, un mouvement social à caractère libéral qui s’opposait au résultat du deuxième tour de l’élection présidentielle, qui avait déclaré le candidat prorusse Viktor Ianoukovytch gagnant. La pression populaire a conduit à ce que ce second tour soit rejoué au profit cette fois de Iouchtchenko. Néanmoins, la demande d’admission ukrainienne à l’OTAN a été refusée, afin de ne pas exacerber les tensions avec la Russie et Vladimir Poutine, lui-même présent au sommet. Toutefois, la demande d’adhésion a été réexaminée par la suite et l’alliance militaire n’a dès lors cessé de soulever la question de l’adhésion de l’Ukraine. Depuis, garder la direction de l’Ukraine sous l’emprise de l’impérialisme russe s’est révélée un objectif nécessaire pour le gouvernement de Poutine. Pour la Russie, l’Ukraine représente plus qu’une source d’exploitation impérialiste, elle est le plus grand pays tampon protégeant le noyau de la Russie. Ce noyau commence à l’ouest de la Russie et sa limite orientale approche la chaîne de montagnes de l’Oural. Il comprend 80 % de la population, concentrée dans les plus grandes villes du pays et englobe la majorité de l’infrastructure et de l’activité économique du pays. En adhérant à l’OTAN, l’Ukraine fera office de base militaire pour les puissances impérialistes occidentales, principalement pour les États-Unis, pour lancer une attaque qui pénètre directement dans le noyau russe sur une longue frontière de 2295 kilomètres, sans obstacle géographique important. Tandis que si l’Ukraine reste un pays tampon, le front de l’OTAN s’arrête à sa frontière occidentale avec la Pologne, la Slovaquie, la Hongrie et la Roumanie. À l’exception de la partie polonaise, cette frontière est formée autour de la barrière naturelle de la chaîne de montagnes des Carpates.
Le coup d’État de 2014 contre le deuxième gouvernement de Ianoukovytch, à la suite des manifestations «Euromaïdan» en Ukraine, représente pour l’impérialisme russe une répétition de la menace de l’OTAN en 2008. Les manifestations ont été lancées après la décision du gouvernement de rejeter un accord d’échange avec l’UE en faveur d’un accord avec la Russie. Encouragés par les dirigeants étasuniens et leur complexe d’ONG , les manifestants avaient occupés la place principale de Kiev pour trois mois, qui s’est finalement transformé en une zone de guerre avec de nombreux tirs de sniper mortels, les meilleures preuves disponibles aujourd’hui indiquant qu’ils provenaient de bâtiments occupés par les manifestants. Sous la menace de la violence, Ianoukovytch s’est enfui en Russie et un nouveau gouvernement proétasunien a pris le pouvoir, par le moyen de ce qui se définit selon la constitution ukrainienne comme un coup d’État. C’est à la suite de cela que la guerre actuelle en Ukraine a commencé en 2014. La Russie a répondu en annexant la Crimée et en incitant et soutenant la guerre par procuration dans la région russophone du Donbass, à l’extrémité orientale de l’Ukraine. L’annexion de la Crimée en mars 2014 a garanti à la Russie un accès stratégique à la mer Noire, ce qui lui a donné un port maritime qu’elle peut utiliser 12 mois par an, ce dont elle a désespérément besoin pour le commerce et surtout pour sa marine. Du reste, la guerre dans le Donbass permet de créer une mini zone tampon en Ukraine pour la Russie, tout en déstabilisant l’intégrité territoriale et l’économie de l’Ukraine, ce qui l’empêche d’être un instrument utile pour les États-Unis et les puissances impérialistes européennes. Toute question d’alliance militaire ou d’intégration économique avec les pays occidentaux, telle que l’adhésion à l’OTAN et le rattachement à l’UE, est bloquée par la situation de crise constante du pays créé par la Russie. Avec l’invasion, l’impérialisme russe cherche à reprendre le contrôle de la semicolonie ukrainienne des mains du régime proétasunien arrivé au pouvoir en 2014.
La situation en Ukraine a été rendue possible en application de la stratégie politique du «diviser pour régner». Les peuples ukrainiens et russes partagent des origines historiques communes et la frontière qui les divise ne représente pas une frontière nationale parfaitement tranchée, mais plutôt une zone générale où Ukrainiens et Russes se mélangent et transitionnent entre eux. Toute frontière d’État-nation bourgeoise partage plus ou moins ce caractère de transition culturelle, comme l’Alsace en France, par rapport à l’Allemagne. Les seules exceptions sont les frontières qui divisent un même peuple, tel que la frontière entre les deux Corées, et celles où les peuples indigènes ont subi des génocides pour instaurer une culture homogène, telles que les zones frontalières entièrement anglophones entre les États-Unis et le Canada. L’Ukraine est particulière en ce que cette transition avec la nation russe inclut les parties est et sud du pays. Cette population s’identifie quand même majoritairement comme ukrainienne, mais son lien avec la culture russe est également profond, elle parle le russe ou un mélange de russe et d’ukrainien, le sourjyk. Avant l’annexion de la Crimée et la déclaration des deux régions «autonomes» au Donbass, l’Ukraine était presque divisée à parts égales entre populations parlant l’ukrainien et population plus ou moins russophone, situation rendue possible par la livraison de la Crimée à la République socialiste soviétique d’Ukraine en 1954, sous la direction soviétique du révisionniste Nikita Khrouchtchev. Après la chute de l’URSS, c’est cette division qui déterminait si les résultats électoraux seraient en faveur d’un candidat pro-UE et proétasunien ou prorusse. Pendant plus de deux décennies, la Russie a pu rester la puissance impérialiste principale en Ukraine en parvenant à faire pencher la balance en faveur des candidats prorusses. Les États-Unis ont tenté de contrer la tendance par moyen de guerre hybride, notamment en préparant le terrain à des «révolutions de couleurs», telles que la «révolution orange» de 2004 et les manifestations «Euromaïdan» entre 2013 et 2014. Depuis le succès de la «révolution» en 2014, les gouvernements fantoches proétasuniens successifs, dans leurs délires nationalistes, ont continué à introduire des lois pour réprimer l’utilisation de la langue russe, ralliant les Ukrainiens nationalistes et conduisant des Ukrainiens russophones à sympathiser avec la Russie. L’équilibre démographique qui se manifestait dans le résultat des élections nationales avant 2014 a pris fin avec la non-participation des zones fortement imprégnées par la culture russe de la Crimée et des deux régions «autonomes» au Donbass. Donc, depuis 2014, la tendance qui l’emporte dans les élections nationales est nationaliste ukrainienne et antirusse. Du côté russe, la propagande met en avant le caractère ultranationaliste antirusse du régime ukrainien. Lequel a, par exemple, héroïsé les collaborateurs nazis, notamment Stepan Bandera et autres membres de l’Organisation des nationalistes ukrainiens, impliqués dans le génocide de Polonais, de Roms et de Russes. Cette propagande renforce ainsi encore davantage la division nationale. C’est donc bien avant l’invasion russe de 2022 que l’Ukraine a été partitionnée entre puissances impérialistes, à l’encontre des intérêts de tout le peuple ukrainien.
Alors que les impérialistes russes, étasuniens et européens appellent à la paix et l’unité en Ukraine, chacune de leurs actions à l’égard de l’Ukraine a en vérité servi à semer la division, afin que les Ukrainiens se massacrent entre eux. L’objectif étant pour les impérialistes de consolider leurs positions géopolitiques dans la guerre interimpérialiste pour maximiser les profits. Chaque partie impérialiste étrangère montre l’autre du doigt tout en appelant à la réconciliation, alors que leurs principales actions consistent à envoyer des armes, des consultants militaires et des armées entières dans le pays afin d’accaparer le pays à leur profit, tandis que le sang ukrainien continue d’être versé.