On entend souvent, lors de chaque réforme des retraites, cet argument massue : « il faut sauver notre régime de retraite par répartition ». La majorité de la population est attachée à ce système, qui nous protège du travail quand nous sommes trop âgés, et permet de profiter de la vie pour les prolétaires qui y arrivent en bonne santé. Le système de retraite est en fait une partie d’un régime de sécurité sociale plus large, qui « assure contre la maladie, la vieillesse, et le chômage », selon les mots d’Ambroise Croizat. Toutes ces prestations sont, en fait, un salaire différé. Le patron nous paye notre salaire net qui nous sert à vivre « tout de suite », et cotise (via les cotisations du salaire brut et les cotisations patronales) pour le salaire qui nous servira « plus tard ».
Défendre notre système de retraite « par répartition », c’est presque devenu un lieu commun, jusqu’à une partie de la gauche dite « radicale », qui voit même la sécurité sociale – et le régime de retraite – comme un « déjà là » du socialisme futur ! Avant de voir en quoi cet argument est faux, en quoi il dépolitise complètement la question des retraites, (alors que le rôle des révolutionnaires est avant tout de politiser et d’organiser les masses), revenons sur le contexte historique de création et de développement du système de sécurité sociale, avant de voir l’intérêt de défendre ce dernier et le rôle des révolutionnaires dans le mouvement en cours.
La naissance du système actuel de retraites
Le père fondateur de la sécurité sociale, c’est Ambroise Croizat. Son histoire est de plus en plus revenue en force, en particulier dans les milieux syndicaux. C’est une figure forte pour de nombreux syndicalistes « combatifs ». En effet, c’est entre 1945 et 1947, à l’initiative du Parti Communiste (P.C.F.) qui agit dans le Conseil National de la Résistance (CNR), que nait cette sécurité sociale. Cette avancée, citation à l’appui, est présentée comme révolutionnaire par ceux qui parlent d’Ambroise Croizat.
Or, le système de retraite n’était pas aussi protecteur qu’aujourd’hui. La gauche parlait de « l’antichambre de la mort ». Et surtout, les masses étaient armées, organisées. Le P.C.F. était encore le Parti de la Résistance et la force motrice des Forces Françaises de l’Intérieur (FFI), le Parti avait construit autour de lui le Front National, les Comité Populaires d’Entraide et de Solidarité, avec sa propre armée, ses maquis… Le P.C.F., à ce moment-là, a encore pour lui le prestige de l’URSS et du Front Populaire. Bref : la bourgeoisie craint les masses et le Parti qui les dirige. Pourtant, ce Parti est déjà en train de basculer. La droite du Parti a déjà pris les commandes, et accepte le compromis avec une bourgeoisie affaiblie ; la bourgeoisie fasciste est renversée, et la bourgeoisie gaulliste n’a pas encore les appuis solides dans un territoire qu’elle vient de reprendre. En France, en Italie, les Partis Communistes reculent, refusent la révolution et se tournent vers la collaboration. En France, c’est la « bataille pour la production ».
Dans ce contexte de masses armées, organisées, en colère, dont le niveau de vie recule, il faut bien donner quelque chose, et pas seulement de maigres augmentations de salaire. Car ça ne suffit pas ! En 1947 et 1948, les « automnes rouges » voient éclater des situations insurrectionnelles. Mais la situation se redresse et l’expansion économique reprend. C’est dans ce cadre que le système de sécurité sociale est consolidé et qu’il devient un aspect du quotidien que les masses défendent avec acharnement.
La disparition du Parti et la nouvelle politique impérialiste
Ensuite, c’est ce qu’on appelle les « Trente Glorieuses ». L’impérialisme profite à fond du pillage accru des richesses des pays opprimés. Grâce au pétrole, à l’intensification du transport de marchandises, le capitalisme conquiert tous les secteurs de la vie. L’expansion économique est forte. Dans le même temps, la situation mondiale devient révolutionnaire. Quand éclate la situation prérévolutionnaire de mai-juin 1968, c’est la Grande Révolution Culturelle Prolétarienne (GRCP) en Chine, les Black Panthers et les mouvements révolutionnaires aux USA, c’est la victoire du Front de Libération Nationale (FLN) au Vietnam ; c’est l’Algérie indépendante, la période glorieuse de l’Irish Republican Army (IRA)… bref, la situation est instable.
La sécurité sociale se renforce devant un rapport de force favorable au prolétariat. Mais cela n’est possible que grâce à l’expansion économique et l’impérialisme : sans cela, il n’y aurait rien à donner aux masses. En 1981, avec l’élection de François Mitterrand, la bourgeoisie acte : il faut donner aux masses plus que des miettes, les recoller à l’électoralisme bourgeois. Car 30 ans de lutte de classe intense, malgré la destruction du Quartier Général de la Révolution qu’était le Parti Communiste : c’est beaucoup trop ! Et sans leur QG, les masses sont idéologiquement désarmées. Et acceptent. Beaucoup de syndiqués et de personnes de gauche vivent l’élection de Mitterrand comme une victoire. Certes, il y a des progrès sociaux : 39h, extension de droits sociaux, etc. Mais c’est aussi le début de la reconquête du salaire par la bourgeoisie.
Réforme ou Révolution ?
Nous sommes aujourd’hui dans une forte accélération de cette tendance. Notre salaire doit baisser, car la bourgeoisie ne veut pas partager. Mais c’est encore plus vrai aujourd’hui, car l’impérialisme Français est en crise mais aussi que nous arrivons aux limites physiques de notre planète. Le « gâteau » ne parviens plus à s’étendre depuis la crise de 2008, et pourtant la richesse doit continuer à se concentrer pour que le système continue à survivre. L’immense part du Produit Intérieur Brut (PIB) dédiée à notre sécurité sociale est donc un objectif de choix pour baisser notre salaire et augmenter notre exploitation.
La retraite n’est donc pas un « déjà là ». C’est une concession du système impérialiste pour se stabiliser, et pour favoriser son développement. C’est une part de salaire « différé », que l’on touche « plus tard » dans la vie.
Certains théoriciens réformistes, à l’image du plus connu, Bernard Friot, considèrent que le système de retraite est un « déjà là » du système futur. Bien sûr, d’une certaine façon, notre système est un « déjà là » du système futur. Les grandes entreprises, les grands monopoles, n’attendent que d’être socialisés pour être mis au service du peuple (ou détruits dans certains cas). Certains aspects de l’Etat pourront être conservés sans être fondamentalement transformés. Mais cela n’a rien à voir avec le socialisme. Ici, Bernard Friot et les réformistes ont le même avis que les libéraux : l’Etat, c’est « le socialisme ». Nos théoriciens oublient que l’essence de l’Etat est d’être l’outil de la bourgeoisie. Quand ils en ont les moyens, ils donnent les miettes nécessaires au maintien de la paix sociale et à l’élargissement du marché. Quand, comme aujourd’hui, ils n’ont plus les moyens et doivent se militariser pour la guerre impérialiste à venir, l’Etat décide de reprendre ce qu’il a concédé.
Bien sûr, la richesse est présente, suffisante même pour toutes les revendications, même les plus « irréalistes » des réformistes. Mais ces derniers croient-ils vraiment que la bourgeoisie, dans les conditions actuelles, offrira les 32 h , le SMIC à 2000 €, la retraite à 60 ans et le salaire à vie simplement parce qu’on a bloqué le pays ? Croient-ils vraiment, alors que notre consommation de richesses (et particulièrement de pétrole) va immanquablement baisser en raison de l’épuisement des ressources et du réchauffement climatique, que la bourgeoisie va rogner sévèrement sur son niveau de vie pendant que celui du peuple va augmenter ? Evidemment que non. Seule la peur de la Révolution lui fera lâcher des concessions importantes… et encore. Même mai 68, ce n’est finalement que 10 % de hausse générale des salaires… Sans peur du socialisme, la bourgeoisie ne lâchera aucune miette.
Dans le mouvement contre la réforme des retraites, il y a deux tendances. Ceux qui considèrent qu’il suffit d’un réformisme « dur », « revendicatif », d’un « blocage de l’économie », pour remettre sur les rails le « progrès social » (financé par le pillage du reste du monde). Et, de l’autre côté, ceux qui considèrent que les luttes des masses sont des luttes qui permettent de poser la question du Pouvoir, la question de la lutte des classes. Dans ce mouvement, les masses peuvent prendre conscience de leur force, et vont chercher les révolutionnaires pour s’organiser. Aucune victoire temporaire ne tiendra plus que quelques années, si le courant révolutionnaire ne se renforce pas. C’est notre rôle historique.