Rwanda, Congo : massacres croisés de l’impérialisme

Depuis presque 30 ans, la République démocratique du Congo (RDC) est ravagée par un conflit qui a fait 6 millions de morts et des millions de déplacés. La genèse de ce conflit meurtrier est inséparable de celle de son pays voisin, le Rwanda, et de l’histoire coloniale de la Belgique et de la France. Les peuples africains en sont encore les victimes aujourd’hui, dans l’indifférence des impérialistes.

 

Retour en arrière, en 1916. À l’époque, le Rwanda est sous mandat allemand, tout comme le Burundi. Lorsque l’empire colonial allemand est défait pendant la Première Guerre mondiale, les Belges chassent les Allemands de l’Afrique orientale et prennent leur place. Lors de la Conférence de Versailles, la Belgique est officiellement chargée de l’administration du Rwanda, unifié avec son voisin sous le nom de Ruanda-Urundi en 1926. Cette province au cœur de la région des Grands Lacs est bien loin de l’Europe, et moins intéressante que le Congo voisin. Le royaume belge y pratique alors l’administration indirecte, se reposant sur les structures locales préexistantes, à savoir un régime féodal dominé par des mwamis (le roi et les chefs de clan) dont la légitimité est religieuse. La Belgique y envoie des missionnaires catholiques, les « pères blancs d’Afrique », porteurs d’une idéologie raciste qui va nécroser la société en profondeur.

La construction de la différence raciale

Les colons décident de classer les populations en fonction de caractéristiques comme leurs activités ou leur apparence physique. Pourtant, l’ensemble de la population partage la même langue, la même religion et la même culture. Les catégories hutu (agriculteurs), tutsi (propriétaires de troupeaux), twa (ouvriers et artisans) n’étaient pas figées et il était fréquent de passer d’une classe à l’autre selon les mariages ou la richesse. Il faut comprendre que même si les colons et les missionnaires n’ont pas « inventé » ces catégories, qui préexistaient dans le Rwanda ancien, la colonisation les rigidifie et les hiérarchise en leur ajoutant un critère racial qui n’existait pas auparavant. Les Tutsis vont être associés à une race supérieure de seigneurs venus avec leurs troupeaux de vaches depuis le nord du continent africain, tandis que les Hutus incarneraient le modèle du paysan africain noir, servile et destiné à travailler la terre. Sur la base de stéréotypes physiques absurdes, les colons expliquent que les Tutsis et les Hutus se distinguent par leur taille, leur couleur de peau ou la longueur de leur nez et en profitent pour les différencier sur le plan de l’intelligence. Cette appartenance pseudo-ethnique est inscrite jusque sur les papiers d’identité des Rwandais. Bref, ce sont les théories raciales européennes qui sont transposées dans le pays pour servir les intérêts belges. Car l’administration coloniale s’appuie sur les Tutsis, leur favorisant l’accès aux postes administratifs et à l’enseignement. Les termes de « Hutu » (roturier) et de « Tutsi » (noble) deviennent une référence identitaire essentielle pour les Rwandais, entraînant une différenciation antagonique de la société entre ces deux groupes. Entre 1925 et 1933, la quasi-totalité des chefs Hutus sont éliminés.

L’Église catholique, soutien du conflit

Ce système bien ficelé fonctionne un temps seulement. Les élites tutsies finissent par se montrer sensibles aux revendications d’indépendance qui gagnent l’Afrique, tandis que l’ONU insiste pour mettre fin à la tutelle belge. L’Église catholique joue un rôle prépondérant dans la radicalisation des hostilités : le vicaire Perraudin, originaire de Suisse, encourage son jeune secrétaire Kayibanda à publier en 1957 le « Manifeste des Bahutu », puis à fonder le Mouvement social muhutu. Ce mouvement est loin de remettre en cause la hiérarchie entre Hutus et Tutsis, mais veut plutôt l’inverser : il présente les Hutus comme les seuls légitimes à gouverner le pays, et les Tutsis sont qualifiés de colonisateurs[1]. La question coloniale belge est évacuée pour le plus grand plaisir de la Belgique qui, voyant le vent tourner, bouge ses pions et décide de nouer des liens étroits avec les Hutus. Les troubles se matérialisent dès 1959 sous la forme d’une révolte paysanne, dirigée non pas contre l’impérialisme belge, mais contre les notables tutsis. Elle est soutenue les militaires belges présents sur place. Dans ce contexte se déroule entre 1959 et 1961 une révolution qui met fin à la monarchie tutsie et à l’administration belge en 1962, et aboutit à un régime républicain contrôlé par une élite compradore[2] hutu, favorable à la Belgique et soutenu par celle-ci[3]. Les huttes des Tutsis sont brûlées et 300 000 s’exilent, notamment en Ouganda. Entre décembre 1963 et janvier 1964 – deux mois à peine – 10 000 à 20 000 Tutsis sont assassinés.

Un génocide soutenu par la France

Les massacres reprennent en 1990, mais à une ampleur inédite, lorsque la guerre civile éclate à la frontière ougandaise. Elle oppose l’armée gouvernementale au Front patriotique rwandais (FPR), né dans les rangs des réfugiés Tutsis dans les pays voisins, et qui défend le droit au retour des centaines de milliers de réfugiés Tutsis. La Belgique n’apporte pas au régime rwandais le soutien escompté, préférant tenter la voie de la négociation diplomatique entre les deux opposants (en vain). Le Rwanda se tourne alors vers la France qui répond présente.

L’État français soutient le gouvernement fasciste du CDR[4] contre les rebelles tutsis, notamment en formant les militaires et gendarmes rwandais et en livrant massivement des armes. Les membres hauts placés de l’Église et de la Croix Rouge, des colons français, participent activement aux préparatifs du génocide des Tutsis. Puis c’est toute la hiérarchie de l’État rwandais qui participe aux massacres qui s’étendent d’avril à juillet 1994 et font entre 800 000 et 1 million de morts. Par la suite, les autorités françaises refusent d’arrêter les commanditaires du génocide ayant trouvé refuge dans la zone sous contrôle français.

Le génocide prend fin lorsque le FPR arrive à prendre le contrôle de la capitale Kigali. Après la fin des massacres, près de deux millions de personnes, essentiellement hutus, dont des miliciens auteurs du génocide, fuient vers le Zaïre (l’actuelle République démocratique du Congo) pour éviter les représailles sanglantes du FPR.

La bascule du pouvoir en RDC

Plusieurs milliers de déplacés sont assassinés en chemin ou dans les camps par l’Armée patriotique rwandaise (FPR), qui prend d’assaut la province zaïroise du Kivu pour démanteler les camps de réfugiés. Des milices hutus se reforment dans ces camps et s’associent avec les forces armées du Zaïre pour lancer une campagne contre les Tutsis congolais vivant dans l’est du pays. Par la suite, une coalition des armées rwandaise et ougandaise, et des rebelles de l’est du Zaïre, envahissent le pays pour combattre ces milices hutus et prendre le contrôle des ressources minières. Cette conquête est victorieuse : en 1997, le dictateur Mobutu, au pouvoir depuis 30 ans au Zaïre, est défait. Le pouvoir passe aux mains de Laurent-Désiré Kabila, et le pays est rebaptisé République démocratique du Congo. Mais dès l’année suivante, la coalition entre Kabila et les militaires rwandais et ougandais qui l’avaient aidé est rompue.

Un nouveau génocide, cette fois au Congo

Depuis 1996, la guerre n’a pas cessé dans l’est de la RDC. En quête des nombreuses richesses minières de la RDC, les miliciens ougandais et rwandais se sont tournés vers les opposants de Kabila, lors de la deuxième guerre du Congo, de 1998 à 2002. Une multitude de groupes armés et de régimes à la botte des impérialistes sont impliqués. Depuis 2022, c’est principalement le M23 et les forces armées de la République démocratique du Congo qui s’affrontent. Ce « nouveau » conflit a déjà fait 6 millions de morts et des millions de déplacés. Le M23, groupe majoritairement tutsi, est soutenu militairement par le Rwanda.

Depuis le génocide de 1994, le contrôle des minerais et des circuits de sortie est pour le Rwanda une manière de continuer la guerre sous une autre forme. L’enjeu est de taille : se créer une base économique pour compenser sa situation géographique enclavée et ses modestes ressources naturelles. À cet égard, la RDC présente un grand intérêt : elle dispose de 80 % du stock mondial de coltan, dans les sous-sols du Nord-Kivu et Sud-Kivu. Reconnu pour sa dureté et sa résistance extrême à la chaleur et à la corrosion, ce métal est utilisé dans l’industrie aérospatiale, l’armement et l’électronique. Actuellement, c’est la Chine qui contrôle la plupart des mines du Congo et fournit à l’État congolais des drones et des armes pour lutter contre le groupe M23. Avec ces armes, l’armée congolaise commet régulièrement de nombreuses atrocités contre la population : exécutions extrajudiciaires, pillages, violences sexuelles… En outre, elle est directement soutenue par les forces armées de l’ONU, les Casques bleus. En août 2023, une manifestation contre la présence de l’ONU à Goma a fait plus de 100 morts parmi les manifestants, tués par l’armée congolaise.

La mascarade du « maintien de la paix »

Le rejet de la présence de l’ONU en RDC, mais aussi dans d’autres pays d’Afrique, est massif et violent à raison. Dès l’arrivée au pouvoir de Kabila en 1997, l’ONU avait envoyé des « experts » enquêter sur les massacres : premier échec, la mission ne parvient pas à collecter de preuves. En 2010, c’est le lancement de la Monusco, une mission de « maintien de la pays » au Congo. Sa première mission, c’est la protection des civils. Belle réussite : en 2014, le responsable de la Monusco en RDC doit s’excuser publiquement de la passivité des Casques bleus lors du massacre de Mutarule (Sud-Kivu), qui a fait 30 morts de l’ethnie bafuliru. Et puis la Monusco détient un odieux record : sur un total de 2000 accusations d’abus sexuels portées contre les Casques bleus depuis 12 ans, 700 proviennent du Congo. La deuxième mission de la Monusco, c’est le rétablissement de l’autorité de l’État. Des élections financées et organisées à la va-vite par la communauté internationale sont censées combler, en quelques semaines, des années de saccage impérialiste. Que ce soit en RDC, au Mali ou en Centrafrique, les missions de « maintien de la paix » ont pour but d’appuyer les efforts de gouvernements dont elles taisent la corruption pour conserver le soutien. Ces missions fournissent à ces gouvernements une protection dont ils usent et abusent contre leur population, permettant une stabilité de façade qui permet aux impérialistes de piller, encore et encore, jusqu’à l’os, les terres africaines, au prix du sang des peuples.

En savoir plus : lire Rwanda : les génocidaires protégés par l’État français ? et République démocratique du Congo : derrière le conflit, la bataille féroce des impérialistes pour les ressources minières

 


[1] Le Manifeste des Bahutus prône l’idée d’une confrontation « raciale » face à l’« envahisseur tutsi ». On peut lire : « Sans l’Européen nous serions voués à une exploitation plus inhumaine qu’autrefois », « des deux maux il faut choisir le moindre » (c’est-à-dire le colonialisme européen).

[2] Dans un pays dominé, c’est la classe bourgeoise au service des impérialistes étrangers.

[3] Jusqu’en 1990, la Belgique a apporté un soutien sans faille au Rwanda, notamment financier : pendant 30 ans, le Rwanda a été l’un des principaux bénéficiaires de l’aide belge au développement En outre, le président Habyarimana était régulièrement accueilli en Belgique et invité par le roi belge à partager des réunions de prière.

[4] La Coalition pour la défense de la République et de la démocratie (CDR) est un parti politique rwandais des années 1990, dont l’idéologie est le suprémacisme hutu. Sa milice a été l’une des principales formations paramilitaires responsables de la perpétration du génocide des Tutsis du Rwanda en 1994.

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