Nous publions ici une traduction non-officielle d’un article du média norvégien Tjen Folket, paru le 27 juin 2024 sur tjen-folket.no.
À la mi-juin, la Géorgie a été marquée par des manifestations contre la nouvelle loi du parlement, qui oblige les ONG à s’enregistrer en tant qu’« agents étrangers » si plus de 20 % de leurs revenus proviennent de l’étranger.
Des batailles féroces ont parfois eu lieu à l’extérieur du parlement lorsque la loi a été examinée puis adoptée à une large majorité. Le cœur du problème est la relation de la Géorgie avec l’impérialisme étranger – d’une part l’impérialisme russe, d’autre part l’impérialisme américain et les grandes puissances européennes.
Des dizaines de milliers de manifestants dans la capitale Tbilissi ont exigé le retrait du projet de loi. Ils protestent depuis un mois et NRK [NDLT : un média norvégien] écrit que les manifestations pourraient être les plus importantes dans le pays depuis la chute de l’Union soviétique en 1991. C’est le parti au pouvoir, Rêve géorgien, qui a proposé la nouvelle loi contre « l’influence étrangère » en avril. La Russie a adopté une loi similaire en 2012.
NRK écrit : « Dans la version géorgienne, il est stipulé que les organisations non gouvernementales et les médias qui reçoivent plus de 20 % de leur budget de sources étrangères doivent s’enregistrer en tant qu’“agents étrangers”. » Dans l’une des affaires relatives à la loi dite « sur les agents », NRK a interviewé Mariam Tokhadze, qui dirige le think tank Center for Strategy and Development (CSD). Avec ses 16 employés, il travaille à la promotion de « l’intégration vers l’Occident » et reçoit tout son soutien de l’étranger, y compris 14,8 millions de couronnes norvégiennes depuis 2020.
Factions au sein de la grande bourgeoisie géorgienne
La Géorgie est une proie pour les impérialistes. En décembre dernier, le pays a obtenu le statut de candidat à l’UE, une nouvelle étape dans la voie de l’adhésion. Dans le même temps, l’impérialisme russe exerce toujours une grande influence sur son ancienne colonie. Le parti au pouvoir, Rêve géorgien, a été fondé par l’oligarque Bidzina Ivanichvili en 2012, qui aurait gagné presque 5 milliards de dollars grâce à ses activités commerciales en Russie et est donc directement lié à l’impérialisme russe.
M. Ivanishvili a déclaré qu’un « parti de la guerre occidentale et mondiale » essayait de prendre le contrôle du pays. Il a déclaré que la nouvelle loi contribuerait à empêcher les « organisations non gouvernementales » (ONG) d’être utilisées par des agences de renseignement étrangères pour amener leurs laquais au pouvoir.
Les puissances européennes font désormais confiance à la présidente géorgienne, Salomé Zourabichvili, qui a promis d’opposer son veto à la loi. Mme Zourabichvili est née en France en 1952, dans une famille arrivée dans le pays en 1921, après l’intégration de la Géorgie à l’Union soviétique. Elle a étudié dans des universités d’élite en France et aux États-Unis et a commencé à travailler aux Affaires étrangères françaises en 1974.
Mme Zourabichvili a ensuite travaillé dans plusieurs ambassades et au sein de la délégation française auprès des Nations unies, avant de devenir ambassadrice de France en Géorgie en 2003. Après la « révolution des Roses » de 2003, elle obtient rapidement la nationalité géorgienne et occupe brièvement le poste de ministre des affaires étrangères avant de rejoindre le parti « Voie de la Géorgie » et de tenter de se faire élire au parlement. Elle s’est portée candidate à l’élection présidentielle de 2018 avec le soutien du parti Rêve géorgien et a renoncé à sa nationalité française pour pouvoir se présenter. Elle a remporté l’élection et son adversaire, Grigol Vashadze, a affirmé par la suite que l’élection avait été truquée. Les deux candidats étaient en tout cas des partisans de l’adhésion de la Géorgie à l’UE et à l’OTAN.
L’UE a déclaré que la nouvelle loi géorgienne serait un obstacle à l’adhésion à l’UE, et la situation est désormais très tendue. Le ministre américain des affaires étrangères, Antony Blinken, a déclaré que les « responsables » de la loi seraient soumis à des restrictions en matière de visas, ce qui signifie qu’ils auront des difficultés à entrer aux États-Unis.
La bourgeoisie géorgienne, comme dans d’autres nations opprimées, se divise en deux factions : une faction compradore et une faction bureaucrate. Ces deux factions sont en partie imbriquées l’une dans l’autre – elles appartiennent toutes deux à la même classe : la grande bourgeoisie bureaucrate et compradore – mais elles se livrent également une bataille féroce pour le pouvoir gouvernemental. La faction compradore tire principalement sa richesse de sa coopération économique avec l’impérialisme étranger, tandis que le pouvoir de la faction bureaucrate repose sur l’appareil d’État et les entreprises d’État. Cette rivalité est à la base des conflits politiques dans ces pays, notamment en Ukraine et en Géorgie.
Les impérialistes exercent une influence à l’étranger et l’interdisent chez eux
Les États-Unis ont plus ou moins la même loi que la Géorgie et elle porte presque le même nom depuis 1938 (!) : The Foreign Agents Registration Act (§§611-621 ; FARA), soit la loi sur l’enregistrement des agents étrangers. Cette loi oblige les individus et les organisations ayant des liens avec des puissances étrangères à s’enregistrer auprès du Ministère de la Justice des États-Unis. Cette loi a acquis une nouvelle pertinence lorsqu’elle a été utilisée contre l’administration Trump. L’UE, pour sa part, a interdit les médias russes tels que Russia Today et Sputnik.
En 2021, le gouvernement Solberg [NDLT : Erna Solberg a été cheffe du gouvernement en Norvège de 2013 à 2021] a commencé à travailler à l’interdiction de l’influence étrangère en Norvège, et en janvier 2024, la Ministre de la Justice Emilie Enger Mehl (Parti du centre) a présenté des propositions de lois visant à donner au service de sécurité de la police la possibilité d’intervenir contre l’« influence étrangère ». Elle déclare que les autorités norvégiennes sont particulièrement préoccupées par l’influence de la Russie et de la Chine.
En outre, la loi norvégienne sur les partis stipule que les partis ne peuvent pas recevoir de soutien de la part de « donateurs étrangers, c’est-à-dire de particuliers qui ne sont pas des citoyens norvégiens » ou de « personnes morales enregistrées à l’étranger ». En d’autres termes, selon la loi, les partis norvégiens ne peuvent recevoir une seule couronne de la part de personnes ou d’organisations étrangères.
En d’autres termes, les politiciens occidentaux qui s’insurgent contre la nouvelle loi en Géorgie font preuve d’une pure hypocrisie. Ils utilisent les mêmes moyens que les autorités géorgiennes – seule l’image de l’ennemi est inversée.
Par ailleurs, la CIA utilise depuis longtemps les soi-disant ONG comme une extension de l’impérialisme américain, de ses activités de renseignement et de ses campagnes de propagande. Des organisations telles que la National Endowment for Democracy, fondée en 1983, et Freedom House, qui ont été actives en Ukraine, ont été à plusieurs reprises dénoncées comme étant des façades de la CIA.
La Géorgie, une proie pour les impérialistes
L’impérialisme russe occupe aujourd’hui 20 % de la Géorgie – les deux régions d’Abkhazie et d’Ossétie du Sud – après la guerre entre la Russie et la Géorgie en 2008. La Russie considère officiellement ces deux régions comme des États indépendants, ce que seuls quatre autres pays font.
En 2003, d’importantes manifestations en Géorgie ont conduit à un changement de gouvernement dans le cadre de ce qu’on appelle la « Révolution des Roses ». Celle-ci s’ajoute à la série de « révolutions de couleur » en Serbie (2000), en Ukraine (2004), au Kirghizstan (2005) et en Arménie (2018), ainsi qu’aux tentatives de « changements de régime » similaires dans un certain nombre d’autres pays. Il ne fait aucun doute que les services de renseignement occidentaux, en particulier la CIA, ont activement participé aux manifestations et aux changements de gouvernement qui en ont découlé. Bien que les masses aient soulevé des revendications justes, les mouvements ont été largement exploités pour remettre en cause la domination de l’impérialisme russe.
La présidente de la Géorgie est un exemple de la manière dont les grandes puissances agissent directement envers les nations opprimées qui étaient autrefois soumises à l’Union soviétique social-impérialiste. En 2014, après les manifestations baptisées « Euromaïdan », le gouvernement ukrainien comptait trois ministres des affaires étrangères (des États-Unis, de la Lituanie et de la Géorgie).
Les activités occidentales dans ces pays sont conformes à la stratégie d’encerclement de l’impérialisme russe par l’impérialisme américain. Cette stratégie ne consiste pas seulement à pousser la Russie hors de l’ancienne « sphère d’intérêts » du social-impérialisme en Europe de l’Est, dans le Caucase et en Asie centrale, mais aussi à priver la Russie de sa position de superpuissance nucléaire, en construisant un « bouclier antimissile » dans de nombreux pays voisins de la Russie. Le bouclier antimissile pourrait rendre pratiquement impossible pour la Russie d’atteindre les États-Unis avec des armes nucléaires.
D’autre part, la Russie lutte presque désespérément pour briser ces tentatives d’encerclement et pour consolider son influence dans les régions voisines. C’est dans ce contexte que s’inscrivent non seulement la guerre en Ukraine, mais aussi les combats en Géorgie, aujourd’hui comme hier. L’impérialisme russe a mené une série d’offensives tactiques dans le cadre de la position défensive qu’il suit depuis 1991. Même l’activité russe en Afrique doit être considérée dans ce contexte, où des juntes militaires soutenues par la Russie ont pris le pouvoir, entre autres, au Burkina Faso, au Mali et au Niger.
Le parti Rêve géorgien penche encore une fois davantage en faveur de l’impérialisme russe, et les grandes puissances occidentales, principalement l’impérialisme américain, aident leurs laquais dans la lutte intérieure. Le contexte est celui d’une lutte de longue haleine pour le Caucase et, dans un sens plus large, de la rivalité en Europe de l’Est, au Moyen-Orient et en Asie centrale.