Notes sur le nouveau gouvernement catalan, la fuite de Puigdemont et la crise du vieil État espagnol

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Nous publions ici une traduction non officielle d’un article publié par le journal espagnol Servir Al Pueblo le 10 août 2024.

La dernière farce électorale catalane a été un échec médiatique pour la bourgeoisie : les élections bourgeoises du 12 mai se sont soldées par une abstention de 42% et une répartition des sièges rendant difficile un gouvernement stable. En moyenne, quatre personnes sur dix ont refusé de participer de quelque manière que ce soit à la farce électorale. La situation parlementaire est difficile, car la seule possibilité réelle de former un gouvernement autonome [NDLT : une administration régionale de l’État espagnol] repose sur Salvador Illa et le PSC (Parti socialiste de Catalogne) [NDLT : branche catalane du parti qui dirige le gouvernement de l’État espagnol, le Parti socialiste ouvrier espagnol, PSOE]. Pour qu’Illa puisse former un gouvernement, le PSC doit pactiser avec les forces indépendantistes, ce qu’il a nié activement et passivement pendant la campagne électorale. Mais comme d’habitude, ils ont ravalé leur parole et ont conclu un pacte avec eux. L’État ne peut pas se permettre une nouvelle élection, qui porterait un coup terrible à sa propagande. Le taux d’abstention passerait de 42% à un niveau dangereusement proche de 50%, ce qui témoignerait – si possible encore plus – de la « crise de gouvernabilité » du pays, qui est l’une des formes que prend la crise du vieil État. Enfin, le 8 août, Salvador Illa a prêté serment en tant que président de la Generalitat [NDLT : la Generalitat est le gouvernement régional de la Catalogne au sein de l’État espagnol].

Il s’agit d’un pacte entre le PSC et l’ERC (Esquerra Republicana per Catalunya) [NDLT : Gauche républicaine de Catalogne, parti indépendantiste]. Ce pacte permet à Illa d’être président en échange d’un accord fiscal pour la Catalogne, qui lui permettre de gérer ses propres impôts. En d’autres termes, il s’agit d’une cession historique de l’État pour la bourgeoisie catalane dans son projet d’indépendance (séparation et constitution de son propre État bourgeois) en tant qu’étape préliminaire. Mais, en réalité, la transformation du régime administratif de la Catalogne pour qu’elle ait plus d’autonomie régionale n’est qu’une déclaration d’intention. Elle n’a pas rompu « la solidarité fiscale entre tous les Espagnols », comme le dit Feijóo [NDLT : leader politique du Parti populaire, parti conservateur et principal parti d’opposition de l’État espagnol], et ce n’est pas plus « un pas de plus vers l’indépendance » comme le dit l’ERC. Il s’agit d’une cession historique en paroles, mais pas en actes.

Selon le système juridique bourgeois lui-même, il s’agit d’une opération législative difficile à exécuter, car elle nécessite la modification de la loi de financement autonome (LOFCA) et de la loi de financement des communautés autonomes du régime commun ou de la loi fiscale. Cette opération législative « de grande envergure » (comme la presse la définit) n’a pas été réalisée, c’est pourquoi nous disons qu’à ce jour, le nouvel accord fiscal pour la Catalogne n’est qu’une déclaration d’intention.

Ce qui se rapproche le plus de la réalité, pour l’instant, c’est ce que dit le Comité exécutif du PSOE : « il y a enfin une Generalitat engagée pour l’Espagne et pour l’unité, sans les solutions fictives d’un mouvement indépendantiste qui a touché le fond ». Ironiquement et paradoxalement, le PSOE a raison : la bourgeoisie catalane est incapable de mener l’indépendance de la Catalogne.

Pourquoi Salvador Illa a-t-il été investi ? Parce qu’il est la meilleure option, parce que toutes les autres options sont mauvaises ou très mauvaises pour la bourgeoisie catalane et l’oligarchie financière espagnole – principalement mauvaises pour la bourgeoisie catalane. Une nouvelle élection augmenterait le taux d’abstention, mais en plus, l’ERC continuerait à perdre des sièges. Il n’est dans l’intérêt d’aucun des deux partis de répéter les élections.

Entre les deux, on assiste à la manœuvre médiatique de l’autre visage de la bourgeoisie catalane : Junts et Puigdemont. L’ex-président de la Generalitat, Carles Puigdemont, est revenu dans l’Etat, a donné un meeting indépendantiste et est reparti aidé par plusieurs Mossos d’Esquadra [NDLT : Police autonome catalane] sans être arrêté. Cette évasion est digne d’une scène de film. Puigdemont n’est pas un personnage des Douze Salopards, mais il est entré et sorti de Catalogne comme bon lui a semblé.

Les contradictions entre l’oligarchie financière espagnole et la bourgeoisie catalane sont évidentes, mais il y a quelque chose d’encore plus évident : ça n’intéresse pas l’État impérialiste espagnol de continuer à remuer le nid de frelons. Il a laissé Puigdemont en liberté parce que c’est dans son intérêt. Il ne s’agit pas d’une manœuvre astucieuse de la part de Puigdemont, mais l’État le laisse aller et venir parce qu’il ne représente pas un réel danger. Puigdemont est totalement discrédité dans le mouvement indépendantiste le plus militant, et de plus en plus dans les couches indépendantistes les plus aisées.

Il est évident que le CNI (Centro Nacional de Inteligencia) [NDLT : les services de renseignement de l’État espagnol] connaissait les démarches de Puigdemont, et même celles de ceux qui allaient être ses faux ravisseurs. Et il a fermé les yeux sur son évasion. L’État impérialiste espagnol est ce geôlier qui laisse la porte ouverte et regarde ailleurs, et quand le prisonnier s’échappe, il fait une parade publique : comment est-ce possible qu’il se soit échappé ?!

Bref :

Comment comprendre le pacte d’investiture qui porte Salvador Illa (PSC) à la présidence ? Comme la moins mauvaise option de la bourgeoisie catalane dans le panorama politique actuel. Répéter les élections augmenterait l’abstention, accroîtrait encore son discrédit auprès de nombreux électeurs indépendantistes et par conséquent, elle perdrait plus de sièges et de privilèges.

Comment comprendre la manœuvre médiatique de Puigdemont ? Comme une tentative de la bourgeoisie catalane de continuer à brandir le drapeau de l’autodétermination, de réaliser un « exploit » après avoir essuyé défaite sur défaite et tant de discrédit.

Comment comprendre qu’il se soit échappé ? Comme une fuite rendue possible par la passivité de l’État, qui pense qu’il est préférable pour la bourgeoisie catalane de continuer à détruire le mouvement indépendantiste, d’un mouvement de masse combatif à un projet parlementaire pacifique, plutôt que de l’arrêter et de continuer à « remuer le nid de frelons ».

Tout cela nous ramène à la crise du vieil État comme centre de tout. La crise de gouvernabilité, les pactes contre nature, la répétition des élections, l’augmentation de l’abstention, la réactionnarisation et la fascisation des institutions politiques de la bourgeoisie, la réduction des droits et des libertés publiques au sein de la démocratie bourgeoise, etc. Crise du vieil État : c’est ainsi que la crise et la décomposition de l’impérialisme se manifestent dans les États bourgeois.

Rappelons quelques notes publiées précédemment dans Servir al Pueblo :

« Le torrent de mobilisation et de fureur du mouvement catalan de libération nationale, dont nous avons vu le saut qualitatif le 1er octobre 2017 avec la tenue du référendum déclaré illégal par l’État espagnol – et la répression qui s’en est suivie – n’a mené à rien. Nous devons tirer les leçons de ce qui s’est passé.

Les politiciens bourgeois catalans ont trahi le peuple catalan à maintes reprises. Ils ont gouverné de la même manière que les politiciens représentant la bourgeoisie impérialiste espagnole. La politique de la Generalitat de Catalunya (Junts, ERC et PSC, y compris la CUP) sur l’augmentation de l’IPC [NDLT : indice des prix à la consommation] et des prix a été la même : aucune. La politique en matière de logement a été la même : permettre la gentrification des centres urbains, autoriser l’augmentation abusive des loyers, expulser les familles les plus pauvres et les centres sociaux. La politique de santé a été la même : privatisation et réduction des ressources. La politique des droits démocratiques a été la même : répression des manifestations et attaque/torture des prisonniers politiques. La politique de l’éducation a été la même : permettre la progression du système éducatif privé et subventionné par l’État, réduire les ressources et attaquer les droits du travail des enseignants. D’une main, ils ont faussement défendu le droit à l’éducation en catalan et de l’autre, ils ont attaqué l’éducation. La politique internationale à l’égard de l’État d’Israël a été la même : un déni constant du droit de la Palestine à exister et à se défendre. La politique migratoire a été la même… et même pire ! Les abus de la Guardia Urbana de Barcelone et des Mossos d’Esquadra dans toute la Catalogne sont remarquables. Et ainsi de suite pour toutes les politiques spécifiques du gouvernement.

« C’est une bonne chose que ce soit notre peuple qui gouverne et non le PP et Vox », disent-ils dans les talk-shows de TV3. En réalité, ERC, Junts et PSC gouvernent exactement comme le PSOE, le PP et Vox. Les politiciens bourgeois catalans sont des ennemis de classe du prolétariat et des ennemis du peuple. Ils ne recherchent l’indépendance que pour leurs intérêts économiques, ils n’hésitent pas à écraser le prolétariat et ils se moquent de la langue et de la culture catalanes.

(…)

Il y a deux voies dans le mouvement de libération nationale catalan : la voie bourgeoise et la voie prolétarienne. Ces deux voies sont complètement différentes en termes d’intérêts de classe, de méthode et d’objectifs.

La voie bourgeoise sert la bourgeoisie catalane, qui cherche à obtenir l’indépendance de la Catalogne par rapport à l’État espagnol afin de devenir elle-même impérialiste, de continuer à opprimer son propre peuple et de franchir le pas vers l’oppression d’autres peuples du monde. La voie bourgeoise maintient le prolétariat et le peuple dans la pauvreté, comme elle l’a fait pendant des siècles. Hausse des prix et de l’IPC, exploitation du travail, hausse des loyers, expulsions et violences policières, etc. Les politiciens bourgeois catalans de Barcelone ont gouverné de la même manière que les politiciens bourgeois espagnols de Madrid. La voie bourgeoise exhorte les masses à participer à la farce électorale, elle cherche à éteindre l’aspiration du peuple aux droits et libertés démocratiques et à répandre le racisme et le chauvinisme contre les peuples (tant le peuple espagnol que les nations opprimées d’Amérique latine, d’Afrique et d’Asie).

La voie prolétarienne sert le prolétariat et les autres couches démocratiques qui composent le peuple catalan (petite bourgeoisie démocratique, petits paysans, artisans et semi-prolétaires, etc.), défend bec et ongles le droit à l’autodétermination et à la séparation des nations, et combat farouchement les attaques du chauvinisme espagnol contre la langue et la culture catalanes. La voie prolétarienne recherche l’émancipation du prolétariat, en détruisant l’État bourgeois oppressif – qu’il s’agisse de l’État espagnol ou d’un hypothétique État catalan – afin de construire le socialisme, de construire l’État prolétarien. La voie prolétarienne appelle à l’internationalisme prolétarien et à la lutte commune du prolétariat des nations de l’État espagnol (Espagne, Catalogne, Pays basque, Galice) pour combattre le même ennemi, l’État impérialiste espagnol, dans la perspective d’une République socialiste fédérée des nations et des peuples inspirée de la grande et héroïque Union soviétique. Si la voie bourgeoise appelle à participer aux élections et à légitimer l’Etat bourgeois, la voie prolétarienne appelle à se défaire des fausses illusions parlementaires et à se préparer aux luttes présentes et futures.

(Élections anticipées en Catalogne : se défaire des illusions et se préparer à la lutte. Boycottons la farce électorale ! ; publié dans Servir al Pueblo 18 mars 2024)

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