Plus de deux mois, c’est le temps qu’il aura fallu pour que Macron nomme un premier ministre. C’est donc Michel Barnier, 73 ans, politicien habitué des positions à responsabilité dans les institutions françaises (4 fois ministre, député et sénateur) et européennes (commissaire européen, négociateur du Brexit) qui devient premier ministre. C’est un réactionnaire, membre du parti Les Républicains, pourtant 5ème groupe de l’Assemblée Nationale.
Sa nomination confirme ce que nous écrivions dés la dissolution : la crise politique en France a entamé sa transformation en une crise de régime qui touche l’État tout entier.
Une crise politique de longue haleine
Premièrement, nous pouvons parler des événements qui ont mené à cette nomination. Tout d’abord, l’éclatement des forces au Parlement crée une situation où chacune des 3 forces politiques principales (NFP, macronistes, RN) ne peut pas assurer seule la gouvernance sans être renversée par les deux autres. Dans ce contexte, le NFP, après une tragi-comédie qui aura duré des jours, nomme Lucie Castets, un profil technocrate « progressiste », comme « candidate à Matignon ». A partir de là, la tactique du NFP est de pousser en bloc Lucie Castets, jusqu’à affirmer que Macron a un devoir constitutionnel de le faire, même si cela conduit à une censure du gouvernement.
De l’autre côté, le camp macroniste se recompose non pas pour gouverner maintenant, mais pour préparer 2027. Sachant très bien que ceux qui vont aller au gouvernement cette fois-ci sont des fusibles (même le Premier Ministre), beaucoup sortent du bois pour la future présidentielle mais pas pour gouverner. En vrac, Edouard Philippe, qui annonce de façon directe sa candidature, mais aussi avec des tactiques différentes Le Maire, Darmanin et Attal.
Quant au RN, il a accepté la position de faiseur de rois, lui qui veut accentuer la crise pour se hisser au sommet de l’État avec un exécutif déjà taillé pour l’exercice du pouvoir. Ainsi, malgré sa promesse d’opposition « constructive » à Barnier, le RN a déjà annoncé préparer de futures législatives, et surtout 2027.
Cette crise politique se développe sur la base d’un grave déficit public qui est laissé par l’administration Attal (et plus largement par les gouvernements successifs nommés par Macron). Ce manque à gagner dépasse désormais le déficit français lors de la crise de 2008. Ainsi, cette situation sera utilisée par toutes les forces politiques pour justifier leurs échecs dans la gestion de la crise ou pour attaquer leurs adversaires. Par exemple, le RN a mis une ligne rouge à la hausse des impôts par Barnier dans son budget 2025, ce qui ne laisse que l’austérité budgétaire comme option. C’est le gouvernement de la dette, ils vont faire payer les prolétaires.
Macron, l’absolutisme présidentiel et la crise de régime
Mais il y a une personne que les médias bourgeois aiment oublier. C’est Macron. Il n’est évoqué que pour parler de la nomination du gouvernement. L’ensemble des acteurs politiques bourgeois se mettent à parler de « crise de régime ». C’est le cas par exemple du patron du Parti Socialiste, Olivier Faure, qui l’a dit lorsque Barnier a été nommé à la place de Castets.
Mais il se trompe. La crise de régime en développement n’est pas une simple crise de gouvernement. Ce n’est pas « Macron qui piétine la constitution ». Ce n’est même pas que Macron n’en respecte pas l’esprit. Au contraire, il parachève l’œuvre de la 5ème République, une « république bâtarde » créée pour la crise afin de renforcer la centralisation du pouvoir. Elle visait à conjurer l’instabilité politique française historique selon De Gaulle et à la restructuration de l’impérialisme français (« décolonisation »). Aujourd’hui, le contexte de Guerre Froide a été remplacé par les affrontements entre les USA et la Chine ou encore l’OTAN et la Russie. Cela entraîne une réorganisation de l’impérialisme français qui explique notamment les mouvements récents de l’armée française en Afrique, la dynamique de réindustrialisation… afin de peser dans ce conflit. Il faut donc un État fort pour mener ces réformes.
Ce que ne voient pas les politiciens bourgeois, notamment la gauche, c’est que Macron peut désormais maintenir son pouvoir et gouverner grâce au « consensus » et à la « cohabitation », sans même que la politique faite par le gouvernement soit absolument « la sienne » ou bien une opposition. C’est pourtant la norme ! Quelle que soit la durée du gouvernement Barnier, ou de ceux qui seront nommés après lui, Macron à la tête du navire peut maintenir sereinement le cap en faveur des intérêts de la bourgeoisie monopoliste française avec ses mesures réactionnaires anti-populaires. Macron est donc bien l’ennemi numéro 1 des prolétaires : c’est lui qui est à l’origine et la manœuvre de toutes les réformes les plus agressives depuis 7 ans, c’est lui qui sert la restructuration de l’appareil d’État des impérialistes pour leur propre intérêt.
C’est la constitution même qui lui donne ses pouvoirs : les articles 8 à 19 délimitent les responsabilités étendues du Président. Sa nomination du Premier Ministre, sa présidence du conseil des ministres et sa promulgation des lois lui permettent d’arbitrer les pouvoirs du Parlement. Il a utilisé ces attributions pour nier le Parlement pendant 7 ans. Ainsi, des députés macronistes eux-mêmes se plaignaient que l’Assemblée était une « chambre d’enregistrement ». Il peut s’élever au-dessus du Parlement et du gouvernement par son pouvoir de référendum présidentiel (plébiscite historiquement réactionnaire) et de dissolution. Il tient l’exécutif d’une main de fer par son pouvoir de signer les décrets et de nommer aux fonctions publiques. Il conserve le pouvoir diplomatique et militaire et est le seul à avoir le pouvoir d’imposer l’état d’exception. Le site Nuevo Peru dit à ce sujet : « comme le disait le fasciste Carl Schmitt, celui qui a le pouvoir de déclarer un état d’exception est celui qui exerce la souveraineté ». La bourgeoisie française ne s’y est pas trompée, elle a besoin d’un Président fort même si le Parlement est divisé.
Ainsi, les développements récents dans la politique bourgeoise française montrent une crise de régime en croissance non pas parce que Macron ne peut plus agir, mais bien parce qu’il agit désormais exactement de la manière dont la fonction présidentielle a été conçue par De Gaulle : un « monarque républicain », arbitre au-dessus des Partis, représentant direct, ouvert et fort de la bourgeoisie monopoliste. Les forces politiques de gauche et de droite avaient cherché pendant des décennies à accommoder ce système avec des présidents issus des partis politiques, dépendants d’eux et de leurs sièges au parlement, gouvernant tour à tour dans des cohabitations ou des dominations sans partage qui alternaient.
Désormais, le régime est incarné dans son esprit originel, mais avec une pratique nouvelle où les acteurs impuissants (groupes au parlement, partis politiques, personnalités comme Hollande) jouent des rôles nouveaux. La pièce de théâtre médiatique est grotesque. Mais ce n’est pas un retour en arrière, à la situation de 1958. Au contraire, c’est un développement de la décomposition de l’impérialisme français. C’est une réactionnarisation qui ne passe pas pour le moment par le fascisme, mais bien par un renforcement de l’absolutisme présidentiel. C’est Macron, le Président, c’est-à-dire la bourgeoisie, et ni son parti, ni le gouvernement, qui profite de cette situation pour avoir les mains libres pendant les 3 prochaines années. Le RN, à l’affût, peut viser de rafler un État et une classe bourgeoise prêts à un pouvoir encore plus absolu.
Cependant, dans une démocratie bourgeoise, on ne peut pas gouverner sans le peuple, sans les masses. C’est de là que vient la légitimité, même factice, du gouvernement. Ces millions de votes anonymes qui font croire que la majorité soutient la politique de tel ou tel bord de la bourgeoisie monopoliste.
Dans ce contexte, comme le dit Lénine, c’est « la nécessité qui fait apprendre ». Ainsi, la gauche, en jouant à fond le jeu parlementaire et en lisant la constitution de la Cinquième République comme si elle était favorable au Parlement, mais aussi le RN en acceptant la position de faiseur de rois, imposent tous les deux une nécessité furieuse aux masses qui ont voté. Rappelons que les élections législatives de 2024 ont vu une participation très élevée de 66 %. Les 10 millions d’électeurs du NFP, et les 10 millions d’électeurs du RN, c’est-à-dire 2/3 des votants, ont vu leur « choix électoral » être nié en bloc. Mélenchon a dit, après la nomination de Barnier : « l’élection a été volée ». Il n’a pas tord ! Mais sa conclusion est qu’il faut aller voter à nouveau aux prochaines échéances. Il ne se rend pas compte que le sentiment qui prédomine dans les larges masses, c’est le dégoût de la farce électorale, le divorce entre les sommets de l’État bourgeois et le prolétariat de France. Le boycott et le rejet des institutions n’ont jamais eu au tant d’écho. Et si elle était là, la véritable crise que craint la bourgeoisie ?