Ces dernières semaines, alors que l’épidémie de Covid-19 revient de plus belle, deux positions s’affrontent au sein de la population quant à la question des gestes barrières et des mesures à appliquer ou non pour freiner la pandémie. Ces deux positions illustrent des manières bien différentes d’envisager le Monde, d’envisager la communauté et elles illustrent également la façon dont la classe sociale à laquelle appartient un individu forge son rapport à l’autre et au collectif.
Le jeudi 24 septembre, l’acteur, dramaturge et humoriste français Nicolas Bedos a publié sur Instagram un pamphlet appelant à « vivre quitte à mourir » dans le contexte de la crise du Covid-19. Dans ce texte, il considère qu’il est désormais temps d’arrêter les masques et les confinements et qu’il faut vivre à fond, s’embrasser, tousser car « la vie est une parenthèse trop courte pour se coûter à reculons ».
Ce texte, qui met sur un piédestal la liberté individuelle, reflète tout ce qu’il y a de pire dans le libéralisme, l’idéologie caractéristique de la petite bourgeoisie urbaine. Nous en avions déjà parlé dans un précédent article : la petite bourgeoisie, empreinte de l’idéologie libertarienne, est la classe la plus active dans le mouvement des anti-masques. La mentalité d’une bonne partie de cette classe est la suivante : ma liberté individuelle est ce qu’il y a de plus important, et je dois pouvoir jouir des plaisirs de la vie en toute circonstance sans que quiconque ne m’en empêche. Avec son « on arrête d’arrêter » – qui rappelle le « il est interdit d’interdire » de la petite bourgeoisie en mai 68 – Nicolas Bedos nous dit, au fond, qu’il faut que la petite bourgeoisie urbaine revienne le plus vite possible à son mode de vie d’avant le Covid-19.
Bien-sûr, Nicolas Bedos n’est pas le seul à penser de la sorte. L’humoriste Marie s’infiltre s’est elle aussi fendue d’un texte pathétique expliquant combien il est difficile de ne plus pouvoir aller au restaurant après 22h, combien il est horrible de ne plus pouvoir vivre « comme avant ». Dans son pamphlet, elle va même jusqu’à affirmer que les millions de personnes ayant fait grève et manifesté contre la réforme des retraites l’ont fait alors qu’ils ne comprenaient rien à la réforme pour finalement regretter que ces mêmes personnes ne manifestent pas aujourd’hui alors que, selon elle, la mise en place de mesures sanitaires « s’attaque à nos droits les plus fondamentaux, nous vole nos rêves, pille nos projets et détruit notre volonté ». D’autres auteurs, humoristes, acteurs, présentateurs télés etc ont également pris des positions similaires. C’est le cas par exemple de François Damiens, d’Elie Semoun ou encore de Pascal Praud.
Si ces célébrités prennent position contre les gestes barrière au nom de la nécessité de vivre à 100% et car ils ne supportent pas l’idée d’adapter leur mode de vie pendant quelques mois le temps d’éradiquer le virus, du côté des patrons restaurateurs et des gérants de boîtes de nuit, c’est bien l’argument du profit qui ressort le plus souvent pour refuser la mise en place de mesures visant à lutter contre l’épidémie. En effet, dans de nombreuses villes, les bars et restaurants vont devoir fermer à 22h, et à Marseille, ils vont même devoir totalement fermer en raison d’une reprise épidémique particulièrement violente. Les boîtes de nuit, quant à elles, n’ont pas rouvert depuis mars. Face à ces mesures – largement insuffisantes – visant à lutter contre l’épidémie, le patronat de ces secteurs est mobilisé pour faire pression sur les autorités. Cela est totalement logique, car ces mesures ont des conséquences sur ce qu’il y a de plus fondamental pour le patronat : le profit. Bien-sûr, le gouvernement a d’ores et déjà annoncé de nombreuses aides pour compenser les pertes financières des entreprises, mais pour les patrons, cela ne suffit pas, et certains menacent de ne pas respecter les mesures et d’ouvrir quand même leurs établissements, comme si il s’agissait d’un geste de révolte, alors qu’il ne s’agit en fait que d’ouvrir des lieux où à coup sûr se dérouleront de nombreuses contaminations étant donné la difficulté d’y faire respecter les distances de sécurité et l’impossibilité du port du masque.
Face à cette mentalité libérale, face à cette sacralisation de la liberté individuelle, on trouve une autre manière de penser, qui cette fois ne caractérise pas la petite bourgeoisie et la bourgeois mais le prolétariat. Cette manière de penser, loin de faire l’apologie de la liberté individuelle au détriment du collectif, est au contraire une position de responsabilité collective. Il s’agit de dire clairement que nos actes ont des conséquences sur les autres, que vouloir vivre comme avant alors que précisément la situation n’est pas comme avant, c’est d’un égoïsme crasse, d’un individualisme infâme, et que cela met des millions de personnes en danger. Si certains pensent que leur liberté c’est d’agir n’importe comment, quitte à entraîner une surcharge des services de réanimation, quitte à lessiver encore un peu plus le personnel hospitalier déjà fatigué par la première vague, quitte à causer des dizaines voire des centaines de milliers de morts supplémentaires, d’autres considèrent que la responsabilité et la générosité, c’est d’adapter temporairement nos modes de vie à une situation particulière, prendre soin de nos proches, de nos voisins, de nos collègues, des personnes âgées de notre entourage, de toutes celles et ceux qui ont des comorbidités qui risquent de les tuer en cas de contamination au Covid-19.
Bien-sûr, la situation actuelle n’est pas facile, mais elle est temporaire. Et il est paradoxal que des personnes vivant dans le luxe comme des présentateurs télés, des humoristes ou des acteurs viennent nous expliquer à quel point respecter les gestes barrière pendant quelques mois rend leur vie invivable alors que pour eux, respecter les gestes barrière, c’est juste porter un masque quand ils sortent et ne plus aller dans des restaurants étoilés. Ces personnes, qui à coup sûr auront une place en réanimation dans une clinique privée si il devait leur arriver quelque chose, ne savent pas ce que c’est d’avoir été confiné pendant deux mois dans un logement petit et insalubre, de devoir porter le masque dans une usine où il fait 40° ou dans un entrepôt où il fait 5°, d’avoir perdu son emploi à cause d’un plan social mis en place par une entreprise qui a décidé de profiter de la crise sanitaire pour licencier. Ces personnes pensent que ne plus pouvoir aller au restaurant est une torture, mais oublient qu’une partie importante de la population ne va tout simplement jamais au restaurant faute de moyens. Ces personnes, au fond, ne veulent pas « vivre quitte à en mourir » comme l’écrivait Nicolas Bedos, elles veulent vivre quitte à ce que les autres en meurent. De ce fait, non seulement elles oublient bien volontiers des principes essentiels de vie en communauté, mais elles oublient aussi que respecter les gestes barrière, ce n’est pas arrêter de vivre mais adapter notre manière de vivre afin de sauver des vies, et cela, le prolétariat nous l’a bien montré durant le confinement. La solidarité qui s’est développée dans de nombreux quartiers prolétariens lors du confinement nous a montré que, justement, vivre, ce n’est pas agir sans prendre en considération les autres, mais agir avec eux en adaptant notre manière d’agir au contexte.
covid ou pas il n’y a pas plus de mort en 2020 de maladie toutes confondues que les années antérieures. Donc oui vivons!