Il est 8h30 du matin, je suis à la sortie de cette gare. Il fait froid. C’est parti pour deux heures de distribution de flyers publicitaires. Pendant deux heures, je vais avoir les mains gelées, je vais me prendre un nombre incalculable de vents de la part de gens qui, évidemment, n’en ont rien à faire d’une pub pour le dernier concept de start-up à la mode. Je suis conscient que, ce que je suis en train de faire là, ça n’a strictement aucune utilité sociale, ça ne sert à rien. Mais je le fais quand même, pour rapporter quelques euros, pour payer le loyer, pour remplir le frigo.
Pendant que j’essaye tant bien que mal de distribuer ces flyers, pour finir au plus vite mon paquet et rentrer chez moi, je me souviens ce que m’a dit l’agence d’intérim en m’appelant pour cette mission : « le client nous a dit qu’il souhaitait une distribution de flyers un peu spéciale, il veut que ce soit dynamique, que vous alliez vers les gens pour leur expliquer le concept ». Ça me fait marrer, évidemment. Ça se voit que les communicants en costard qui conçoivent ce genre d’opérations de communication n’ont jamais distribué de flyers de leur vie. Sinon ils sauraient que ça ne marche pas comme ça, qu’on ne peut pas alpaguer les gens pour leur expliquer un concept de start-up dont ils n’ont absolument rien à faire. À la sortie de cette gare, où chaque matin il y a un flux continu de passants, 90% des gens refusent les flyers. Il faut bien dire que c’est LE spot de la ville. Vous passez n’importe quel jour de la semaine ici, il y a au moins deux ou trois personnes en train de distribuer des flyers de pub, ou de filer des journaux gratuits. Alors, les passants ont l’habitude et ils refusent systématiquement. Moi qui ai fait plein de distributions de flyers, je sais pertinemment que ce spot est l’un des pires de la ville. Oui, il y a énormément de monde, mais tout le monde refuse. Pourtant, les agence des com nous renvoient inlassablement à la sortie de cette gare, car les publicitaires ne connaissent rien à la réalité du terrain.
Bref, voilà pourquoi je suis là, à me les geler pour 20 misérables euros, en distribuant des flyers pour un « espace de coworking ». D’ailleurs, je me pose la question : qui va payer pour passer sa journée dans un espace de coworking ? Tout le monde ou presque a un abonnement internet, une table ou un canapé et une prise de courant. Et même pour les gens qui n’ont pas ça, il y a les bibliothèques municipales qui sont gratuites. Bref, j’ai du mal à comprendre. Ou alors non, en fait j’ai peur de comprendre : cet espace de coworking, c’est typiquement le genre d’endroit où les start-uppers et autres managers, experts en web marketing etc, se vantent d’aller. Tous ces gens qui sortent d’écoles de commerce ou de communication, qui brassent suffisamment de vent pour alimenter une éolienne et qui mettent trois mots anglais par phrase. Bref, ce genre de lieu permet, sans doute, à des jeunes branchés sortant d’école de commerce de raconter en afterwork qu’ils ont passé la journée à bosser sur leur start-up dans un espace de coworking.
Moi, de mon côté, je distribue mes flyers, et je me dis que les gens qui gèrent ce genre de lieu doivent être les mêmes que ceux qui y vont passer leurs journées. Je me demande si une seule personne à qui j’ai donné un flyer va aller ne serait-ce qu’une seule fois dans ce lieu. Mais j’ai l’impression que ce n’est même pas pour ça que je suis là. En fait, j’imagine parfaitement un salarié de la boite, responsable marketing, faire un PowerPoint et le présenter en réunion d’équipe pour expliquer que, dans le cadre d’une campagne de communication, il a fait mettre en place des distributions de flyers particulièrement dynamiques. Et en bout de course, il y a moi, payé 20€ pour deux heures à m’ennuyer dans le froid.
Travailler uniquement dans le but de toucher un salaire, en étant parfaitement conscient que ce qu’on est en train de faire est totalement inutile pour la société, c’est exactement ce que Karl Marx définissait comme étant l’aliénation : dans le cadre de cette distribution de flyers, mon travail ne sert pas au bon fonctionnement de la société, mais uniquement à satisfaire mes besoins financiers.
Bien-sûr, de mon côté, je suis content d’avoir ce boulot, car ça me rapporte quelques euros bien nécessaires. Sur les plateaux télés, les bourgeois aussi défendent corps et âme l’existence de ce genre de boulots, avec toujours le même argument : ça crée de l’emploi. Et en effet, c’est le cas. Pour que je me retrouve à distribuer ces flyers, il a fallu déforester, transporter le bois jusqu’à l’usine de papier et le transformer, pareil pour l’encre, mettre en page le visuel du flyer, les imprimer et enfin les acheminer jusqu’à moi. Finalement, cette distribution de flyers est le résultat du travail de plusieurs dizaines de personnes, de nombreuses heures de travail, de l’utilisation de matières premières aussi. Tout ça pour ça. Tout ça pour des pubs qui finiront à la poubelle, ou même sur le trottoir pour certaines. Tout ça pour des flyers qui seront, en bout de course, ramassés par des éboueurs, et pour certains recyclés en de nouveaux flyers, pour un autre concept bidon de start-up. La boucle est bouclée.
Alors oui, on peut se dire que ça crée de l’emploi, que ça me permet de remplir mon frigo comme je l’ai dit plus haut. Mais ça en dit quand même beaucoup sur le modèle économique dans lequel on vit. La publicité est un secteur d’activité parasitaire. Et pourtant, c’est un marché immense, pour lequel travaillent des millions de personnes, qui brasse chaque année des centaines de milliards d’euros à travers le monde. L’existence de la publicité n’est qu’une conséquence d’un système économique basé uniquement sur la recherche du profit. Bien-sûr, les millions de personnes travaillant dans le domaine de la pub pourraient faire autre chose, comme par exemple travailler dans des hôpitaux publics manquant cruellement de personnel. Mais la folle course au profit engendrée par le système capitaliste fait que ce n’est pas le cas. Alors moi, quand je distribue mes flyers, je garde toujours en tête la nécessité de changer radicalement les choses, de construire un système dans lequel chaque emploi a une réelle utilité sociale, dans lequel tous les domaines parasitaires auront disparu.