Il y a 20 ans, le 22 avril 2001 sortait Shrek, produit par les studios DreamWorks. Cette production américaine a reçu un écho immense dans le monde, et en particulier en France. Le film a réalisé 4 millions d’entrées en salle, c’est un succès qui a marqué la culture populaire. Pourtant, ce n’est pas le fruit d’une « américanisation de la France », mais un écho à la culture populaire des masses dans l’État français. Shrek, en effet, reprend tous les aspects du conte populaire en France, pour les transformer et les adapter à la réalité de son temps.
Le conte populaire, en effet, possède une trame générale, qui est toujours la même. Un héros venu du peuple, un paysan, voit une figure puissante débarquer dans sa vie pour lui faire des misères. Il utilise la ruse, la crédulité des puissants qui ne méritent pas leur place pour retourner l’affront, leur faire des misères, et pour prendre leur place, avant de décider que sa place n’est pas celle d’un roi, mais celle d’un homme du peuple, devenu aisé et heureux. C’est exactement ce qu’il se passe dans Shrek, où Shrek ridiculise Farquaad, puis retourne dans son marais, fiancé à la princesse.
Dans Shrek, tout est retourné. L’ogre du conte populaire était la métaphore du seigneur, du puissant, du bourgeois, du « coq de village » — le paysan qui prête de l’argent et que l’on doit rembourser. Ici, l’ogre bizarre est un petit homme du peuple, qui vit honnêtement dans sa maison, et qui remplit son rôle d’ogre (effrayer les villageois) sans faire d’histoires. C’est d’ailleurs ce qui rend le film amusant, et lui donne son caractère universel : la trame générale est la même que dans les contes, mais tout est retourné, renversé. Le bizarre devient normal.
Surtout, le scénario de Shrek s’adapte très bien à notre culture populaire. En France, les contes montrent la vie du petit paysan du XVe siècle : une vie difficile, où l’on ne peut faire confiance à personne, où la ruse est la seule arme du petit contre le gros. Au-delà des contes, cette idée est ancrée dans notre culture. Dans l’Etat Français, il est normal de soutenir le « petit poucet » lors de la Coupe de France, de se moquer du patron cocu par son ouvrier, de se vanter d’avoir fraudé les impôts, d’avoir déjoué une amende, etc. Notre conscience populaire est terre à terre, cartésienne. Le petit paysan du XVe siècle est devenu l’agriculteur, majoritaire dans la société jusqu’au siècle dernier, et encore très influent il y a 50 ans. La présence d’une petite-bourgeoisie influente et de nombreux ouvriers propriétaires a largement contribué à consolider cette conscience nationale particulière. En France, on râle, on se plaint, on déjoue la méchanceté des puissants, on se bat pour ridiculiser les forts. Cette conscience a lancé de grandes mobilisations collectives, mais ce n’est jamais devenu un véritable esprit révolutionnaire : elle reste un idéal de petit propriétaire, qui veut parvenir à s’élever.
Shrek montre d’autres aspects de notre conscience nationale, comme la critique absolue des puissants, dont le système permet de mettre à l’écart les plus faibles, les plus pauvres, les plus précaires. Isolé sur sa petite propriété, Shrek décide de se battre pour expulser d’autres petits comme lui, chassés du monde eugéniste de lord Farquaad, une sorte de dystopie capitaliste, mais dans la lutte, il comprend l’intérêt de la vie collective. Sa petite propriété, petit à petit, n’est plus son seul horizon : il doit partager le marais avec les autres petits, car pour vivre heureux, on ne peut pas vivre seul, dans son coin. Le scénario met en avant l’idéal de la petite propriété, pour mieux montrer toutes ses limites.
En plus de ces deux aspects, qui collent parfaitement à la réalité culturelle de l’État français, Shrek multiplie les références à la culture populaire : combats de catch, musique, répliques et références aux contes que l’on a connus dans notre enfance… Toutes les ruses pour déjouer les puissants sont aussi des éléments typiquement français, par exemple quand Fiona s’insurge que Shrek passe par la petite porte de derrière pour l’enlever au lieu de combattre le dragon. Fiona, d’ailleurs, n’est pas un cliché de femme qui attend qu’un homme vienne la délivrer, mais un personnage actif, qui retourne ce stéréotype de la culture réactionnaire.
Ce film d’animation pourtant américain colle parfaitement à la culture populaire de l’Etat Français, et l’a inspiré dans une direction résolument progressiste, mais il ne s’attaque pas frontalement au principal, au capitalisme. Pour nous, analyser la culture populaire doit servir à créer une nouvelle culture, qui s’appuie sur tous les aspects positifs de la culture populaire, comme le refus de l’individualisme, le refus du darwinisme social. Jusqu’à maintenant, ces valeurs ont été utilisées par les organisations catholiques et les partis de la gauche réformiste pour renforcer le système en le rendant plus « humain », mais c’est à nous de nous en emparer. Nous devons partir de la conscience des masses pour créer des œuvres, car nous ne pourrons pas créer une culture révolutionnaire réellement populaire sans la lier avec la culture actuelle des masses.