Selon l’INSEE, il y a désormais plus de cadres que d’ouvriers en France. Selon le sociologue Charles Gadéa, interrogé dans Ouest-France, « cela fait quarante ans que les effectifs d’ouvriers décroissent en France. Contrairement à ceux des cadres. Les courbes allaient finir par se croiser. Néanmoins, les chiffres de l’INSEE prennent en compte uniquement les populations en activité. ». L’INSEE et les sociologues le disent : il y a de moins en moins d’ouvriers, il y a de plus en plus de cadres. Alors, vivons-nous vraiment dans une société « moyennisée », où la lutte de classes n’existe plus ?
Pour répondre à cette question, il faut comprendre la stratégie générale de l’impérialisme. Les bastions ouvriers ont été liquidés, soit par les délocalisations, soit par la mécanisation. L’appartenance à la classe ouvrière est une question de position économique, mais aussi de conscience politique. Tous ceux qui luttent en tant que classe, et s’identifient à la classe ouvrière, sont membres de la classe ouvrière. C’est pourquoi les bastions de la classe ouvrière ont été liquidés. Le centre du capitalisme, la production industrielle, sur laquelle repose tout le reste, représente un nombre toujours moins important de personnes. Cependant, la classe ouvrière n’a pas disparu dans l’État français ; bien au contraire.
Il faut revenir sur certaines parties de l’interview de Charles Gadéa. Tout d’abord, quand il dit : « Ni ouvrier, ni patron. Pendant longtemps, il y a eu deux types de cadres : les cadres moyens et supérieurs. La première catégorie comprenait les instituteurs, les techniciens, les contremaîtres… ». Il y a ici une incompréhension qui est le nœud du problème. Le capitalisme, par la mécanisation du travail, détruit les métiers les plus simples, demande des qualifications de plus en plus grandes, tout en détruisant toute difficulté dans le travail. Ainsi, l’ouvrier technique des usines des années 50 est devenu technicien sur presse. Est-il sorti de la classe ouvrière, celui qui se lève à 5 h du matin, pour 1600 €, dans un travail en usine ? Non, évidemment. Mais pour l’INSEE, oui. Il est devenu… profession intermédiaire.
Les métiers de facteur, de technicien sur machine, qui étaient pourtant l’archétype de la classe ouvrière dans les années 60, ne font plus, selon l’INSEE, partie de la classe ouvrière. Ils sont respectivement employés et professions intermédiaires.
Ce n’est pas tout : un chauffeur de bus ou de navette est un ouvrier, un conducteur d’ambulance est un employé, un conducteur de VTC ou de taxi est un « commerçant, artisan ou chef d’entreprise ». De la même façon, un livreur embauché est un ouvrier, contrairement aux centaines de milliers de livreurs des plateformes, qui sont classés comme les VTC. De même, tous les nouveaux métiers ouvriers sont rangés dans la catégorie des employés. C’est le cas de la plupart des métiers du transport (alors que des métiers similaires, comme chauffeur de bus, étaient classés « ouvriers ») ; c’est aussi le cas des cuisiniers et des employés de la restauration rapide. Si on lit des textes sur la classe ouvrière des années 30, on voit pourtant que « les serveurs sont la lie de la classe ouvrière, que même les employés de mines regardent avec mépris ». Les cuisiniers en dehors de la restauration rapide, eux, sont toujours classés « ouvriers ». En revanche, s’ils sont micro-entrepreneurs, ce qui est le cas dans de nombreuses entreprises, ils deviennent « chefs d’entreprise ».
On pourrait continuer longtemps : caissiers et caissières, aides-soignants, ouvriers des drives, ouvriers des centres de tri… Ce sont des millions et des millions d’ouvriers dont on a effacé la classe. 200 000 livreurs et livreuses micro-entrepreneurs, un demi-million de caissiers et caissières, un autre demi-million dans les drives et les entrepôts, des centaines de milliers de VTC, d’aides-soignants, de brancardiers, d’infirmiers ; les vendeurs des grandes entreprises, coincés dans les entrepôts, les téléconseillers et les petites mains des « nouvelles technologies »… Tous, en termes de rapport de production, sont des ouvriers. Cependant, dans ces professions, beaucoup de gens sont issus de la petite bourgeoisie, ce qui limite l’identification à la classe ouvrière. Beaucoup de travailleurs des professions productives non industrielles (serveurs, téléconseillers…) ne se sentent plus ouvriers, et, de fait, s’excluent eux-mêmes de la classe ouvrière. Objectivement, ils sont quand même producteurs de valeur, et ont intérêt à la révolution ; ils doivent regagner les rangs de la classe ouvrière.
Dans le même temps, le groupe des cadres a annexé d’anciennes professions libérales et d’anciens chefs d’entreprise, devenus cadres supérieurs, mais aussi des membres des professions du spectacle et du divertissement. Enfin, de nombreuses professions qualifiées mais qui n’encadrent personne, anciens employés « cols blancs », sont devenues, par la magie des chiffres, des cadres.
Non seulement la classe ouvrière n’a pas disparu, mais elle continue à grandir et à grossir en termes numériques, en occupant de nouveaux métiers. Mais l’INSEE, par la magie des chiffres ou les joies de la flexibilisation, ne considère pas ces nouveaux métiers comme ouvriers. Il est facile, alors, de conclure que les cadres « sont plus nombreux que les ouvriers ».