Début décembre 2021, le groupe français Dassault aviation a obtenu un contrat de 80 avions de combat multi rôle Rafale pour les Émirats arabes unis, dont la valeur devrait atteindre 17 milliards d’euros. Le contrat arrive à la suite de l’exclusion humiliante de l’impérialisme français sous l’accord AUKUS du 15 septembre 2021 entre les États-Unis, l’Australie et le Royaume-Uni. Le nouveau contrat est inédit et offre à la France l’espoir de se positionner comme un allié stratégique alternatif aux États-Unis et l’alliance russo-chinoise. AUKUS a mené à l’annulation brusque d’une énorme commande australienne de 56 milliards d’euros pour des sous-marins français. Cela a choqué l’industrie de l’armement et la bourgeoisie française, qui dépendent directement du maintien d’exportations importantes pour fournir à l’impérialisme français les machines à tuer les plus modernes. De plus, l’industrie de l’armement française emploie 200 000 personnes, représentant environ 13 % de la force de travail industrielle totale selon le gouvernement. Ainsi la production et la vente d’armes sont des activités très lucratives pour la bourgeoisie française et elles représentent un des piliers stratégiques de l’impérialisme français depuis la Deuxième Guerre mondiale. Voilà pourquoi les représentants de l’impérialisme français et de son industrie de l’armement font des pieds et des mains depuis AUKUS pour s’assurer que suffisamment d’armes soient livrées à leurs clients dans le monde entier pour les années à venir. Néanmoins, le monde a beaucoup changé depuis la Deuxième Guerre mondiale ; de nouvelles puissances se sont formées, restreignant le vendeur d’armes le moins scrupuleux du monde. Désormais, la bourgeoisie française doit adapter sa politique afin de poursuivre ses grandes ambitions impérialistes pour les décennies à venir.
Pour l’État français, tous les clients sont les bienvenus
Comme d’autres puissances impérialistes, la France est sortie des ravages de la Deuxième Guerre mondiale en cherchant à exploiter la situation pour s’imposer comme une grande puissance impérialiste mondiale. C’est dans ce but que la doctrine gaulliste est adoptée dans le secteur de la « défense ». Afin que la violence de l’impérialisme français puisse agir librement dans le monde, elle ne peut pas dépendre des ressources militaires d’autres États : une industrie nationale de l’armement de grande envergure et de haute technologie devient alors nécessaire. Pourtant, le développement et le maintien de cette industrie sont très chers et nécessitent de nombreuses exportations pour couvrir ses coûts. Aujourd’hui, la France est le troisième exportateur d’armes du monde, après les États-Unis et la Russie. Si la France perd son importance dans ce domaine, la capacité militaire de l’impérialisme français deviendra dépendante des plus grandes puissances impérialistes et de leurs industries.
De plus, l’importance particulière des exportations d’armement est un outil de l’impérialisme français pour renforcer ses alliances internationales. L’accès aux exportations sous des conditions favorables sert à souder des liens stratégiques et militaires avec des pays tels que l’Inde ou Taïwan, qui sont des pays clés en Asie pacifique. Moins d’exportations signifie moins d’influence internationale pour l’impérialisme français, qui espère bien tenir tête à des puissances bien plus grandes et établies comme les États-Unis et la Russie.
En France historiquement, les représentants du régime bourgeois n’apportent pas d’importance au caractère sanglant des ventes d’armes, laissant les affaires louches à une bureaucratie dédiée ; lorsque des controverses surgissent, les politiciens pointent aussitôt du doigt cette même bureaucratie. Toutefois, ce fonctionnement fait partie intégrante d’une politique servant les besoins de l’impérialisme français. Parmi les récents clients controversés figurent l’Égypte, l’Inde, l’Arabie saoudite et les EAU. Bien que la France n’ait aucun scrupule à vendre des armes aux dictatures militaires, aux théocraties réactionnaires, ou encore aux régimes génocidaires, les exportations d’armes ont diminué par 8,6 % en 2019 et par plus que 40 % en 2020. En conséquence de la pandémie COVID-19 et de l’absence de grand contrat, les exportations d’armes françaises ne représentaient que 4,9 milliards d’euros en 2020. Le plus grand client était alors l’Arabie saoudite avec 704 millions d’euros d’équipement militaire, suivi par les États-Unis et le Maroc ; ces deux derniers ayant acheté pour plus de 400 millions d’euros chacun. L’impact de l’annulation du contrat de sous-marins avec l’Australie en septembre 2021 s’est ajouté à une année précédente terrible concernant les exportations. L’industrie d’armes française doit donc compenser ses pertes et l’État veille à ce que cela se produise.
La contestation du contrôle étasunien
Le plus gros obstacle aux exportations d’armes françaises est le premier exportateur d’armes mondial : les États-Unis. La Réglementation sur le trafic d’armes au niveau international (International Traffic in Arms Regulations, ITAR) permet aux États-Unis de bloquer les exportations d’armes avec des composants produits aux États-Unis. À plusieurs reprises, la réalisation d’importants contrats d’armes a été bloquée par ITAR. Par exemple, tel a été le cas pour l’exportation du missile de croisière Scalp de MBDA vers l’Égypte en 2018, faisant partie de négociations pour exporter le Rafale. Les États-Unis citent ses intérêts de politique étrangère et la sécurité nationale pour justifier cette réglementation, par exemple, pour éviter que des technologies militaires étasuniennes soient obtenues par des pays adversaires. Par contre, les États-Unis peuvent se permettre d’appliquer cette réglementation, en tant que première superpuissance impérialiste, et elle est également utilisée pour favoriser les monopoles d’armement étasunien sur le marché international. Un exemple de cette pratique protectionniste pourrait être le cas de l’Égypte, qui malgré les restrictions imposées sous ITAR, a une longue histoire d’acquisition d’armes étasuniennes.
En conséquence, le gouvernement de Macron soutient une politique de « désITARiser » le matériel militaire produit en France. Normalement, il est possible de remplacer les composants étrangers dans les armements produits en France, mais cela entraîne une augmentation des coûts de production, ce qui va à l’encontre de l’objectif de l’exportation : rendre l’industrie nationale de l’armement financièrement viable. Cependant, il semble que les pleurnicheries incessantes des représentants de la bourgeoisie française après AUKUS leur aient valu une concession. Le 29 octobre 2021, le président étasunien Joe Biden est parvenu à un accord avec le président Macron pour revoir ITAR. La France souhaiterait obtenir un traitement spécial sous ITAR pour avoir davantage de liberté pour vendre ses armes avec des composants étasuniens, mais ce changement reste à réaliser et peut nécessiter un traité.
Continuer tout seul ou s’intégrer dans l’alliance impérialiste européenne
Parmi les pleurnicheries des bourgeois français, l’argument qui a probablement amené les impérialistes étasuniens à offrir une concession sous ITAR est la menace d’intégration dans une politique de « défense » européenne commune. Les impérialistes étasuniens ne veulent pas que l’alliance impérialiste européenne, représentée par l’Union Européenne, devienne davantage indépendante de l’impérialisme étasunien. Une politique de « défense » européenne commune représente une éventuelle rupture avec l’OTAN, l’alliance militaire dirigée par les États-Unis. D’autre part, elle permettrait aux industries d’armements des divers pays européens la mise en commun de leurs ressources et le développement de projets plus ambitieux, tout en minimisant la dépendance sur l’industrie étasunienne. Un exemple d’une telle coopération européenne est le Eurofighter Typhoon, un avion de combat développé et produit par un consortium incluant l’Allemagne, l’Espagne, l’Italie et le Royaume-Uni. Au début, la France a participé à ce projet commun, mais s’est retirée afin de réaliser le Rafale, qui répond mieux aux besoins militaires français.
Aujourd’hui, le régime de Macron semble plus motivé que jamais pour avancer la coopération européenne dans l’armement. L’ambassadrice de France en Allemagne, Anne-Marie Descôtes, avait clairement expliqué l’intérêt de l’impérialisme français pour une intégration européenne dans le domaine de l’industrie d’armes. Elle a surtout souligné l’absence de procédure standard pour l’achat d’équipements militaires au sein de l’UE. La France est en faveur d’une telle procédure afin de favoriser l’achat de matériel militaire européen par les pays membres de l’UE et d’unifier le marché d’armements européens. Le but de ce protectionnisme européen camouflé est d’augmenter les exportations d’armes européennes et, par conséquent, de baisser les prix en général. La France envisage donc de profiter d’un marché d’armements européens simplifié dans sa stratégie historique de maximiser les exportations d’armes. Malheureusement pour l’impérialisme français, l’Allemagne s’est jusqu’à maintenant opposée à une procédure standard.
Bien qu’une politique européenne sur l’armement permette aux exportations d’armes françaises de se libérer des contraintes étasuniennes, elle pose de nouvelles et différentes contraintes, provenant surtout de la puissance centrale de l’alliance impérialiste européenne. En Allemagne, la réglementation sur l’exportation d’armes est en général plus restrictive. Sa contradiction avec la réglementation française est exemplifiée par rapport à l’Arabie saoudite, qui mène une guerre sanglante au Yémen. La situation au Yémen représente la crise humanitaire actuelle la plus sévère au monde, notamment à cause de la famine causée par la coalition militaire dirigée par l’Arabie saoudite, dont les EAU sont membres. Alors que la ministre des Armées, Florence Parly, a fait l’éloge du contrat avec les EAU pour la façon dont il « cimente un partenariat stratégique plus solide que jamais et contribue directement à la stabilité régionale », l’Organisation des Nations Unies (ONU) estime que la guerre au Yémen a tuée 377 000 personnes vers la fin de 2021 et Save the Children estime que plus de 85 000 enfants sont morts de famine. L’Allemagne a donc imposé un embargo sur les exportations d’armes vers l’Arabie Saoudite; pourtant « le pays des droits de l’homme » continue à leur vendre des armes sous le prétexte que ces armes ne sont pas utilisées dans la guerre au Yémen. En avril 2019, Disclose avait présenté des documents du ministère de la défense fuité qui démontrent que les dirigeants du gouvernement français et Parly savait que les armes françaises étaient mobilisées dans la guerre et dans des opérations qui ciblent les civils et renforce la famine. Néanmoins, Parly et le gouvernement ont continué à mentir afin de justifier la vente d’armes à un client indispensable pour les projets de l’impérialisme français. Historiquement pour la France, tant que le pays n’est pas la cible d’un embargo d’armes de l’ONU, il est un client bienvenu. À certaines occasions, la France n’a même pas respecté ce niveau d’engagement basique. Par exemple, elle a été l’un des principaux fournisseurs d’armes à l’Afrique du Sud pendant l’apartheid. Si la France veut profiter d’une industrie et d’un marché d’armement européen, elle ne peut pas continuer à vendre des armes comme si elle était dans le Far West hollywoodien. Comme avec les États-Unis, la France veut un traitement spécial en Europe. En octobre 2019, la France a d’ailleurs réussi à négocier un arrangement avec le gouvernement de Merkel stipulant que l’Allemagne pourrait seulement bloquer l’exportation de systèmes militaires communs si 20 % ou plus des composants sont d’origines allemandes.
Tout en cherchant à obtenir les conditions les plus clémentes possibles, la France se tourne davantage vers l’Europe pour ses exportations d’armes dans l’espoir de renforcer une politique de défense européenne avantageuse. À peine deux semaines après la ratification d’AUKUS, la France a réussi à confirmer une commande pour la marine grecque de trois frégates Belharra, coûtant cinq milliards d’euros en total, en plus d’une commande pour six autres Rafales pour la Force aérienne grecque. Pour adoucir l’accord, la France a également accepté d’offrir de son assistance militaire, si nécessaire. Cette assistance cible leur pays adversaire commun : la Turquie. Au sujet de l’accord, Macron avait exprimé que l’accord représente un « premier pas audacieux vers l’autonomie stratégique européenne ». L’impérialisme français espère donc plier la politique étrangère européenne selon ses intérêts à travers la vente d’armes.
Quelle stratégie à long terme pour l’exportation d’armes françaises?
Alors que les contraintes internationales se resserrent, l’État français continue à se faufiler comme un serpent dans les réglementations pour prendre le dessus sur ses concurrents impérialistes. Toutefois, cela ne constitue pas une stratégie stable afin d’assurer les exportations intenses d’armes dont l’impérialisme français a besoin. Le futur gouvernement de coalition en Allemagne d’Olaf Scholz propose un programme d’intégration européenne sans précédent qui envisage de transformer l’UE en un réel État fédéral. Sous un régime européen, la France pourrait être restreinte par les autres puissances européennes dans le domaine d’armements, quelle que soit la décision du gouvernement français. Cette situation renforce la nécessité de la France de dominer l’UE du futur, la poussant à entrer en conflit avec l’Allemagne.
Quelle que soit la stratégie adoptée, l’industrie d’armement française peut seulement se maintenir en étant la plus ouverte et en soutenant matériellement les guerres et les crimes d’État dans lesquels les nations opprimées et les prolétaires sont massacrés, violés et affamés par milliers. Par ailleurs, cette dépendance aux exportations représente le talon d’Achille du militarisme français qui pourrait bien contribuer à la chute de l’impérialisme français dans la révolution prolétarienne mondiale.