Depuis début juillet, les travailleurs sans-papiers de la Halte Saint-Jean, le site Emmaüs de Saint-André-lez-Lille, sont en grève. Ils réclament notamment la rémunération de leurs années de travail et leur régularisation par la préfecture du Nord.
Lorsque des sans-papiers viennent pour travailler à Emmaüs, on leur fait miroiter la possibilité d’une régularisation contre 3 ans d’exploitation au sein de la communauté. En effet, 3 ans de travail ou de bénévolat, dans la loi, c’est censé faciliter l’obtention des papiers. Mais la direction de la Halte-Saint-Jean préfère conserver pour elle sa main d’œuvre quasi gratuite. Certains travailleurs sont là depuis 6 ans et n’ont toujours pas été régularisés, la direction n’a même pas déposé de dossier à la préfecture. Elle dit sans arrêt « Oui je posterai l’enveloppe », « Oui j’enverrai votre dossier », « Oui je ferai cette démarche »… Le temps passe, et rien n’arrive. Quand les compagnons (c’est leur statut officiel chez Emmaüs) demandent des comptes, la directrice, Anne Singier, se trouve des excuses : elle explique qu’elle a fait passer le dossier de quelqu’un d’autre avant, elle promet qu’ils seront les suivants. Et toujours rien n’arrive.
En parallèle, ils continuent de travailler : pour un rythme de 40 h/semaine, ils touchent, quand ils le reçoivent, un pécule plus que ridicule de 300 euros mensuels ! L’exploitation que ces travailleurs subissent n’a été que rarement égalée, c’est véritablement de l’esclavage. Les compagnons racontent que, quand ils arrivent à se munir d’arrêts de travail pour des raisons de maladie ou d’hospitalisation, la directrice ose déchirer le document devant eux et exiger la reprise immédiate, alors même qu’une période de convalescence post-opération est exigée par le médecin par exemple. Une gréviste, Happy, raconte qu’elle a travaillé jusqu’à la veille de son accouchement. Dès son retour de l’hôpital, elle a repris le labeur avec son enfant au dos.
En plus de ces fausses promesses et de l’exploitation quotidienne, les travailleurs sans-papiers subissent des pressions et des menaces racistes de la part de la direction : « Si t’es pas content tu peux rentrer chez toi » a-t-on dit à un des compagnons qui osait se plaindre de ses conditions de vie déplorables. Les logements qu’on leur « offre » sont dans un état lamentable, sans chauffage l’hiver. Ils reçoivent de la nourriture périmée, qu’ils sont bien obligés de consommer tant leurs revenus sont faibles. Les enfants en bas âge tombent régulièrement malades. Ils sont constamment surveillés, que ce soit par les nombreuses fouilles de leur domicile en leur absence ou les caméras présentes sur toute la communauté, installées depuis peu par la direction quand elle a senti le vent tourner.
Les travailleurs de la Halte-Saint-Jean, en grève depuis le 3 juillet, dénoncent une direction qui a recourt à des pratiques esclavagistes dans un but de rentabilité et pour maximiser leurs profits. Ils ont d’ailleurs trainé la direction en justice pour traite des êtres humains et travail dissimulé. Les grévistes revendiquent leur régularisation sans conditions pour préjudice subi, et que la direction actuelle dégage d’Emmaüs pour que les futurs travailleurs de la communauté n’aient pas à subir ce qu’ils ont subi pendant des années.
Une lutte plus globale contre l’impérialisme
Dans leur lutte, les sans-papiers d’Emmaüs ne sont pas seuls : ils ont dès le début fait appel au CSP59 (Comité Sans Papiers) et à l’Union Départementale de la CGT Nord. Une véritable solidarité de classe se met rapidement en place au début de l’été avec des travailleurs d’autres secteurs qui viennent régulièrement donner des coups de main, beaucoup de camarades de la CGT, du CSP et de la FSE (syndicat étudiant). Une caisse de grève est très vite ouverte par la suite et la grève votée et reconduite à l’unanimité tous les jours en AG, le vote étant bien évidemment réservé aux grévistes.
Le piquet n’est pas seulement un lieu de visibilité de la lutte à la vue des passants, différentes activités y sont organisées : apprentissage des chants militants du CSP59, permanences juridiques, visites d’autres secteurs en lutte (comme les grévistes sans-papiers Chronopost d’Alfortville), création de banderoles et de pancartes pour afficher sur le piquet… Comme ce fut aussi le cas au piquet de Vertbaudet à Marquette-lès-Lille, la plupart des voitures qui passent klaxonnent en soutien au mouvement.
En parallèle, les sans-papiers de la communauté Emmaüs savent qu’ils s’inscrivent dans une lutte plus globale contre le capitalisme et l’impérialisme : ils participent tous les mercredis, depuis le début de leur grève, à la manif hebdomadaire du Comité des Sans Papiers au départ de la place de la République. Ils étaient également au rendez-vous de la manifestation contre le racisme et les violences policières qui s’est tenue à Lille le 23 septembre : aux côtés à nouveau du CSP, de la CGT et de la FSE, ils avaient même le cortège le plus déterminé ! À l’occasion de la braderie de Lille, ils ont tenu un stand avec le CSP dans le but de visibiliser leur grève et faire connaître leurs revendications, avec la présence notamment de Rachel Keke, qui elle aussi a mené une longue grève pour la dignité de travailleuses sans-papiers à l’hôtel Ibis Batignolles.
Face à l’inaction de la préfecture et de la direction d’Emmaüs aussi bien au niveau local que national, leur grève a récemment pris un nouveau tournant. Les travailleurs ont écrit un communiqué dans lequel ils déclarent vouloir radicaliser leur mouvement et occuper les locaux de la Halte-Saint-Jean, à l’occasion du 90ème jour de grève. Ce jour-là, après s’être installés dans la cour de la communauté et avoir partagé un repas, dansé et chanté avec les militants et soutiens sur place, Alix, une gréviste de Saint-André a déclaré : « Tout ce que je n’ai pas pu faire contre l’injustice au Gabon, je vais le faire ici. Je vais me venger. »
Un tournant pour la grève et sa réussite
Saint-André n’est pas le seul site du Nord qui s’organise contre l’esclavage dans les communautés Emmaüs. Les grévistes de Saint-André ont eu l’occasion d’aller rendre visite à d’autres communautés qui entraient dans le mouvement : à Grande-Synthe d’abord (à partir du 22 août), puis à Tourcoing et dernièrement à Nieppe (depuis le 30 septembre).
Sur ces autres sites, on apprend que la direction s’est servie de ces travailleurs comme de réels esclaves : elle les a envoyés réaliser des travaux chez ses connaissances pour trois fois rien, certaines femmes allaient faire des ménages régulièrement chez les directeurs. Des équipes ont été réquisitionnées tous les jours pendant la pandémie pour confectionner des masques en tissu dont la vente a bénéficié à Emmaüs sans aucune rémunération des travailleurs. Quelques salariés ont même filmé un travailleur sans-papiers à son insu : « Regardez comme il travaille bien, on peut vous le prêter pour la pub Banania ».
Il y a peu de temps, la répression a commencé à les guetter, plusieurs personnes ont été assignées en justice, convoquées au tribunal. Et puisque c’est la directrice de Saint-André qui reçoit le courrier de ses compagnons, elle s’est bien gardée de les prévenir de cette convocation. Elle ne leur a transmis les lettres que la veille. Pour le moment, on sait qu’ils ont réussi à obtenir un report de cette convocation et organisent le jour de celle-ci un rassemblement qui se veut massif devant le Palais de Justice de Lille.
Au final, partout ils sont déterminés à dénoncer le traitement inhumain et l’indifférence qu’ils subissent au quotidien. Ils sont bien décidés à ne jamais se taire, ne jamais baisser la tête, y compris face au racisme qu’ils subissent, car comme l’a bien dit l’Abbé Pierre : « Ceux qui ont pris tout le plat dans leur assiette, laissant les assiettes des autres vides, et qui, ayant tout, disent avec une bonne figure, une bonne conscience : “nous, nous, qui avons tout, on est pour la paix”, je sais que je dois leur crier à ceux-là : les provocateurs de toute violence, c’est vous. Et quand le soir, dans vos belles maisons, vous allez embrasser vos petits-enfants, avec votre bonne conscience, au regard de Dieu, vous avez probablement plus de sang sur vos mains d’inconscients que n’en aura jamais le désespéré qui a pris des armes pour essayer de sortir de son désespoir. » Le sang est bien sur les mains de ceux qui affament et exploitent et non sur celles de ceux qui luttent pour leur dignité.
« La violence, elle n’est pas que dans les coups, elle est dans les situations établies, existantes, qu’on refuse de remettre en question, qu’on refuse de changer. »
L’Abbé Pierre, en 1975 à la Conférence de Poitiers