Mort de Le Pen, « diable » de l’impérialisme français

« Enfin ! », « c’est pas trop tôt », ou « c’est trop tard » : dans un mélange de joie et d’amertume, des millions de gens ont appris la mort de Jean-Marie Le Pen, à 96 ans, il y a une semaine. Au delà de ses crimes : de la torture assumée en Algérie, du racisme décomplexé et du négationnisme porté contre la mémoire du génocide des juifs ; le rôle singulier de Jean-Marie Le Pen se trouve dans sa figure de dirigeant bourgeois.

A peine l’annonce de sa mort fût annoncée que l’on sent déjà un malaise traverser la politique bourgeoise. Le Rassemblement National, dont il est le président-fondateur historique, salue le « grand patriote » et lui prépare un hommage public, bien que l’ayant exclu des années plus tôt. Dans le reste des partis, on joue les équilibristes, entre critiques politiques et appels à « la retenue », rappelant qu’il était une grande figure de la scène politique ces dernières décennies. Le soir même, des milliers de gens sortent dans les grands centres urbains pour trinquer, danser et tirer des feux d’artifice, provoquant l’ire des ultra-réactionnaires.

Le rôle historique du Parti lepéniste

L’histoire politique de Jean-Marie Le Pen, qu’on accule dans les médias comme le « diable de la République », c’est avant tout celle de la reconstruction d’un nouveau parti du fascisme en France, mêlant anciens collabos vichystes et frange la plus agressive des opposants aux guerres de libération nationale dans les colonies. C’est le parti de la rupture, par la droite, avec le régime républicain et le gaullisme, le plus réactionnaire, anticommuniste et chauvin. Le Front National émerge alors de l’union des groupes nés en réaction à la restructuration gaulliste de l’État français, aux soi-disant décolonisations.

Il faut attendre la présidence de François Mitterrand pour voir le FN émerger comme parti d’importance nationale. Deux facteurs expliquent cela : le principal est le positionnement ultra-libéral et agressif du parti, porté comme opposant à la restructuration mitterandienne, qui constitue de nouveaux monopoles d’État et poursuit la diplomatie coloniale secrète en Françafrique. Le deuxième aspect est, aux législatives de 1986, la nécessité pour Mitterrand de diviser la droite au parlement pour garder les mains libres, malgré la démobilisation de son électorat populaire déçu. Le mode de scrutin a donc été sciemment décidé pour permettre l’entrée du FN au parlement et affaiblir la nouvelle majorité RPR-UDF. La première victoire électorale de Jean-Marie Le Pen fît donc de lui le principal faire-valoir des plans de restructuration de l’État français.

2002 marque le deuxième grand échelonnement de la « carrière » de Jean-Marie Le Pen. L’impérialisme français entre alors dans une période de repli et ici débute les politiques de réactionnarisation ouvertes, balayant la période faste du Parti Socialiste. Jean-Marie Le Pen vole la vedette à Lionnel Jospin et se qualifie au deuxième tour de l’élection présidentielle. C’est le timide départ du morcellement du bipartisme français et de la tactique, aujourd’hui systématique, du « Front Républicain ». Les plans de réactionnarisation s’accélèrent et l’État fait face à des frondes populaires qui s’annoncent de plus en plus intenses, ouvertes par la Grande révolte des banlieues en 2005, puis la mobilisation contre le CPE1 l’année suivante.

L’héritage Le Pen dans la crise de régime qui s’ouvre

Laissant les rênes du parti à sa fille, Marine, en 2011, Jean-Marie Le Pen a légué son « clan » au parti : cas unique en Europe. C’est autour du clan Le Pen que s’organise la bataille politique à l’extrême-droite. Les scènes de désunion et de réunion de la famille illustrent depuis 25 ans les luttes politiques ; comme avec le départ de sa fille, Marie-Caroline, avec les scissionnistes mégretistes en 1998, revenue au RN en 2016 ; ou plus récemment le retour de la petite-fille, Marion Maréchal, après l’échec de la stratégie de Zemmour aux Européennes. La nomination de Jordan Bardella comme nouveau président du RN en 2021, a d’ailleurs aussi corrélé avec sa relation avec Nolwenn Olivier, nièce de Marine Le Pen. C’est ainsi qu’un clan parasite de la bourgeoisie française tire profit d’un tiers des suffrages nationaux et place ses intérêts entre le parlement, Bruxelles et diverses collectivité et entreprises.

L’ambivalence de la figure de Jean-Marie Le Pen au sein du clan et du RN aujourd’hui, articule la difficulté d’une part de « souder les troupes » et d’autre part d’élargir l’électorat pour briser le « Front républicain ». Macron, prenant la tête de l’impérialisme français en 2017, fait du parti lepéniste le premier de ses adversaires, en devant volontairement dépendant avec la nécessité de s’assurer un second tour « facile » à chaque élection. Les monopoles lui laissent ainsi carte blanche pour poursuivre la réactionnarisation et la répression brutale de masses, deux facettes d’une même politique dans sa restructuration de l’État. Comme depuis les années 1980, le parti lepéniste garde ainsi un rôle de premier faire-valoir des plans de l’impérialisme.

La récente claque du RN aux élections de juin a montré que son rôle de caution d’appel au vote « républicain » restait plus fort que la vague d’adhésion qu’il pensait susciter quand la mobilisation électorale était minoritaire. La crise actuelle et les politiques successives de réactionnarisation mobilise donc « contre » le RN, tout en lui « donnant des gages » et en appliquant les mesures politiques portées pendant des années par le vieux Le Pen. C’est tout le paradoxe du développement inégal de la « dédiabolisation », acquise aux sommets, mais résistant à la base (électoralement ou non). Plus cette crise se développe, plus la bourgeoisie réactionnaire française a intérêt au basculement politique pour s’assurer une nouvelle assise. Cette transformation est déjà entamée : au nom de la République bourgeoise, l’impérialisme français nie la base de ses principes démocratiques, tout en renforçant la logique de l’absolutisme présidentiel. Ce qui semblait irréel ou absurde il y a 20 ans est aujourd’hui crédible : voir le RN prendre la tête de l’État en 2027.

La déchéance historique des vieux partis bourgeois et le lent pourrissement de l’impérialisme français est à l’image des derniers jours de Jean-Marie Le Pen. Avec lui, c’est l’ancien monde qui meurt et la nouvelle époque qui émerge. Nous n’avons certes pas eu plus tôt la peau du vieux Le Pen, mais nous avons dans ce moment une vision claire sur ceux qui nous veulent aujourd’hui du mal. Le temps qui coule est synonyme de changements, de lignes de démarcation de plus en plus saillantes, démasquant aux yeux du peuple qui sont ses vrais et ses faux amis. En ce début d’année, continuons de porter la détermination et l’optimisme toujours au sommets, rappelons qu’on « a toujours raison de se révolter contre les réactionnaires ! ».

1La réforme du Contrat Première Embauche (CPE), portée par Dominique de Villepin, donnait des droits inférieurs aux salariés de moins de 26 ans. Après plusieurs mois de blocages des universités et lycée et d’affrontements violents, le gouvernement décide de retirer la loi, pourtant adoptée, en n’éditant pas les décrets d’application.

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