Le 2 mai 2024, la Maison des syndicats d’Odessa était la proie des flammes, attaquée par des milices nationalistes ukrainiennes du parti fasciste Pravy Sektor, sous les yeux impassibles de la police. Au cours de la journée, des affrontements opposaient manifestants russophones et nationalistes ukrainiens. Dans l’incendie, 42 manifestants sont tués, asphyxiés et brûlés vifs, parmi lesquels nombre de militants syndicalistes et antifascistes. Six sont morts dans les affrontements plus tôt dans la journée. Ce massacre marque durablement la nation ukrainienne, profondément divisée, en proie à la guerre d’intérêts que se livrent sur place les monopoles russes d’un côté, états-uniens et européens de l’autre. Au lendemain du massacre, la ville est en deuil : habitants de toutes langues se rassemblent et crient leur refus de la guerre. Jamais le gouvernement de Kiev ne mènera d’enquête sérieuse sur l’incendie et ne cherchera à inquiéter les coupables.
Les différentes facettes d’une même guerre
Les événements de février/mars 2014 en Ukraine sont un sursaut de la « révolution orange » de 2004, qui déchirait déjà le pays, fruit d’un long travail de l’impérialisme américain pour extraire l’Ukraine de la sphère d’influence de l’impérialisme russe. C’est l’un des éléments des nombreuses « révolutions de couleur » par lesquelles l’impérialisme yankee et ses alliés tentent de se partager les restes de l’ancienne sphère révisionniste soviétique. En Ukraine, la population se déchire jusqu’à la guerre, mobilisant à l’ouest tant la promesse d’État de droit et les « valeurs occidentales » que la mémoire collaborationniste du Reichskommissariat[1] ; à l’est l’esprit antifasciste de la Grande Guerre Patriotique et l’héritage mémoriel soviétique.
Dès novembre 2013, nombre de manifestants expriment leur juste colère contre la corruption du pouvoir en place, à la botte du Kremlin. Cette protestation, relayée sous le nom « d’Euromaïdan », prend un tournant particulier en janvier quand elle fait face à une répression policière brutale. En février, le président Ianoukovytch prend peur et fuit le pays, le parlement votant sa destitution le lendemain. Quelques jours plus tard, la langue russe perd son statut de langue officielle, pourtant parlée par 30 % de la population, majoritaire dans le sud et l’est du pays. Dix ans après l’échec de la « révolution orange », l’État ukrainien passe dans le giron des monopoles occidentaux, marquant une rupture brutale avec le Kremlin. Les populations russophones se soulèvement puis subissent des mois durant des bombardements du gouvernement de Kiev faisant des centaines de morts.
La guerre d’Ukraine montre ici toute sa complexité : débutant comme guerre civile, développement d’un long conflit inter-impérialiste pour le contrôle des ressources du pays pour aboutir à une invasion russe à l’est, dans une guerre coloniale moderne. La guerre civile est d’abord marquée par la sécession volontaire de territoires à grande majorité russophones, avec appui politique et militaire russe, comme la péninsule de Crimée[2] dès le mois de février 2014, puis les autoproclamées « républiques populaires » de Donetsk et Lougansk[3] au mois d’avril. Si la Crimée est annexée par la Russie dès le mois de mars 2014, les républiques de Donetsk et Lougansk ne seront intégrées à l’État russe qu’après l’invasion de 2022. Cette guerre a deux aspects : l’un est une guerre de résistance à l’invasion de l’impérialisme Russe, elle est absolument juste et c’est aujourd’hui l’aspect principal, l’autre est une guerre par procuration des USA et des alliés de l’OTAN pour affaiblir la Russie, tenter de l’isoler, s’appuyant sur la bourgeoisie compradore d’Ukraine.
La situation du front après l’invasion russe de 2022
Si la guerre avait mal commencé pour la Russie, le pays a su adapter sa tactique pour pousser à une guerre d’usure contre l’intérêt de l’Ukraine. Aujourd’hui, l’impérialisme russe nie le droit à l’existence de la nation ukrainienne et revendique l’annexion du pays comme « Nouvelle Russie », cherchant à minima à annexer les régions russophones de l’est du Dniepr, jusqu’à couper l’accès de l’Ukraine à la mer en reliant le territoire russe à la Moldavie5.
L’impérialisme russe a réussi à mettre en place un roulement entre l’arrière et le front, ce qui signifie qu’à la différence des ukrainiens, qui sont à flux tendu, les russes se reposent et sont donc plus efficaces sur le terrain. Les russes ont réussi à régler les goulots d’étranglement de leurs industries : ils agrandissent leurs usines et en ouvrent d’autres, la guerre a sauvé leur industrie d’armement qui était en plein effondrement. Cette métamorphose se retrouve sur le champ de bataille, où le ratio de tir d’artillerie est de 12 pour 1 en faveur des russes.
Début mars, la ville-forteresse d’Avdiivka est tombée après d’intenses combats. La Russie a perdu 16 000 soldats, soit autant que les dix ans de guerre en Afghanistan. Il y a sûrement d’autres villes-forteresses de ce type qui barrent encore la route aux russes pour atteindre l’amont du Dniepr, dont ils contrôlent déjà la rive gauche depuis le sud de Zaporijjia. La récente progression de la Russie est liée à l’épuisement de l’armée ukraininenne après l’échec de ce qui était présenté comme la « grande contre-offensive » de cet été. L’ordre de se replier d’Adviika a été donné pour éviter une campagne d’encerclement et reprendre un position défensive crédible.
L’Ukraine manque de tout : d’équipements personnels, de véhicules, de missiles anti-aériens, etc. L’autre aspect de la guerre, qui est le principal, c’est le facteur humain. L’âge moyen des mobilisés ukrainiens est de 45 ans. Les pertes sont effroyables : les USA avancent le chiffre d’1 millions de morts et blessés des deux côtés. Les Ukrainiens ont besoin de 50 000 nouvelles recrues par mois, ils n’arrivent qu’à en avoir 20 000. Zelensky rechigne à appeler à une dixième mobilisation par peur de déstabiliser le pays qui est déjà en tension extrême. Les russes non plus ne veulent pas d’une nouvelle vague de mobilisation : ils s’orientent vers un large recrutement de mercenaires en Afrique et dans les pays arabes.
La Guerre d’Ukraine et la Révolution Prolétarienne Mondiale
La situation actuelle aux États-Unis, avec la campagne électorale, est favorable à un raidissement militariste de l’impérialisme. Sur demande de Joe Biden, le Congrès a validé un gigantesque plan de 95 milliards de dollars destinés à sécuriser les positions yankees dans les trois points chauds de sa lutte actuelle : l’Ukraine, Taïwan et Israël. Parmi ces 95 milliards, 60 sont destinés à renforcer la défense du régime de Kiev. Depuis l’échec de la contre-offensive, les tensions entre les USA, le pouvoir ukrainien et son armée sont vivaces. Les USA ne lâchent pas l’Ukraine, mais ils cherchent à mutualiser l’effort avec les impérialistes d’Europe (Royaume-Uni, France, Allemagne).
En France, Emmanuel Macron a annoncé au début de l’année réfléchir à l’engagement de soldats français dans le conflit, disant qu’il n’y avait pas de ligne rouge, tout comme le premier ministre slovaque Robert Fico. En Roumanie, dans le village de Cincu, une base française pouvant accueillir 4 000 à 6 000 soldat et 50 chars Leclerc est en cours de construction. Parallèlement, à Constanta, la plus grande base de l’OTAN d’Europe est en cours de construction. Dans l’immédiat, la présence de soldats de l’OTAN en Ukraine étendrait la zone de combat à toute l’Europe, créant une situation catastrophe, avec un risque de déclencher le feu nucléaire des deux côtés. Les USA seraient alors les maîtres du conflit. La Chine a déjà annoncé que, dans ce scénario, elle soutiendrait la Russie. Il est peu probable que les impérialistes, en particulier occidentaux, soient prêts à mener cette guerre.
Au vu du développement des conflits inter-impérialistes actuels, les puissances de l’OTAN se préparent au réarmement. En Europe, il faudrait une dizaine d’années pour ré-industrialiser militairement le continent. Le service militaire va être ré-institué partout. En France, c’est déjà le cas avec le SNU, qui se transformera à coup sûr en service militaire. Ce sont les deux problèmes que les impérialistes doivent régler : les armes et les hommes.
La tâche des militants révolutionnaires, en Ukraine ou en France, est plus que jamais de s’opposer à la marche vers la guerre, non pas par « pur pacifisme », mais par nécessité révolutionnaire. Tant qu’il y aura le système impérialiste, que des nations puissantes domineront des nations asservies, il y aura la guerre. Combien de français sont lucides sur le fait que la France n’a jamais été en paix depuis 1945 ? Que « l’après-guerre » n’a fait que déporter les guerres impérialistes dans des zones lointaines ? Pour vaincre la guerre impérialiste, il faut la guerre révolutionnaire. La guerre en Ukraine est un pas de plus vers un conflit généralisé que seules les masses populaires peuvent, et vont, transformer en révolution. Le fait que le continent européen soit l’un des centres du conflit inter-impérialiste crée la condition nécessaire pour qu’il devienne l’une des zones chaudes de la Révolution Prolétarienne Mondiale.
[1]De 1941 à 1944, la partie ouest de l’Ukraine est administrée directement par le IIIème Reich, en collaboration avec d’anciens responsables de la République d’Ukraine, basée à Kiev, opposés à la République soviétique d’Ukraine basée à Kharkiv, pendant la guerre civile. En 2010, Stepan Bandera, dirigeant ukrainien collaborationniste, est devenu officiellement un héros national en Ukraine, à l’initiative du président pro-occidental Viktor Iouchtchenko, dirigeant de la « révolution orange ». En 2015, le régime de Kiev interdit toutes les organisations communistes et leurs symboles.
[2]En 2014, les Russes sont le premier « groupe national » en Crimée, représentant 65 % de la population, pour seulement 15 % d’Ukrainiens. Initialement russe, le territoire avait été « donné » à l’Ukraine par Nikita Khrouchtchev en 1954. La Crimée se sépare de l’Ukraine en 1991, peu avant la dissolution de l’URSS. Elle sera de facto indépendante jusqu’à une annexion en 1994 par Kiev, concédant une forte autonomie à la péninsule comme « République autonome de Crimée ».
[3]Les territoires de Donesk et Lougansk forment pour l’État ukrainien la région du Donbass, à la frontière russe. Au début de la guerre, ils comptaient respectivement 75 % et 69 % de russophones.